Film franco-belge réalisé par Fabrice du Welz, Maldoror (2024) est un thriller oppressant et horrifique dont on ne ressort pas indemne. Le récit débute innocemment sur la vie d’un jeune enquêteur, le gendarme Paul Chartier, qui prend une affaire de disparition très au sérieux. En 1995, deux fillettes disparaissent en Belgique. Cette disparition très médiatisée retentit dans la population belge tandis que les trois systèmes judiciaires (gendarmerie, police locale et police fédérale) enquêtent chacun sur l’affaire sans pour autant travailler de concert.

Ce synopsis s’inspire de l’affaire Dutroux (1996) condamné pour viols et meurtres sur des jeunes filles. Ce drame avait mis en lumière les dysfonctionnements de la Justice et les rivalités policières (ce qui conduira en 2001 à la réforme des polices belges) ainsi qu’un potentiel réseau de pédocriminalité. Cette affaire, qui malgré une médiatisation mondiale, reste encore aujourd’hui couronnée de faits bizarres. Selon le journaliste Douglas de Coninck, une trentaine de témoins ont été retrouvés morts dans des circonstances étranges (accidents de la route, suicides…). Des « coïncidences » trop troublantes pour qu’il n’y ait rien à cacher…

  • Maldoror
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« Venons-en maintenant à la question évidente : quelle est la mystérieuse organisation qui est responsable de ce génocide miniature ? La seule certitude que nous ayons, c’est que si elle existait vraiment, la justice ne s’en serait pas aperçue – en tout cas, pas à partir de ces trente témoins décédés. En 2001, le journaliste Piet Eekman, de la chaîne de télévision allemande ZDF, avait déjà posé tout haut quelques questions basées sur une quinzaine de cas. « Que voulez-vous, les gens meurent, c’est comme ça », avait réagi le ministère de la Justice. »

30 témoins morts… (Douglas De Coninck, 2010)

Fabrice du Welz, en enquêtant sur l’affaire Dutroux pour la réalisation de son film, se heurtera à des murs. Basculant presque dans l’obsession, le protagoniste de Maldoror découvrira de plus en plus d’éléments perturbants et tentera malgré les gros dysfonctionnements de communication entre la gendarmerie et les polices en Belgique de trouver des indices. Les premières minutes du film s’attarde sur cette innocence et ce bonheur en devenir de Paul Chartier (Anthony Bajon) avec sa future femme, Jeanne Ferrara (Alba Gaïa Bellugi) appartenant à la communauté d’origine italienne dont les deux petites disparues sont issues. Ce bleu idéaliste de la gendarmerie est animé par un désir de justice inébranlable. Accompagné de son collègue Luis Catano (Alexis Manenti), il participe alors à une opération sécrète du nom de « Maldoror » initiée par son supérieur. Cette enquête cherche alors à faire tomber un réseau présumé de trafic humain tout en se faisant passer pour une affaire de vol et de trafic de stupéfiants. Paul se retrouve alors à surveiller de très près le suspect n°1, un certain Marcel Dedieu (Sergi López), puis à fouiller et à déterrer des secrets… Maldoror n’est pas une reconstitution documentaire d’un true crime sordide, même si le réalisateur emprunte au genre documentaire avec de longues séquences d’images brutes (la scène du mariage, les scènes d’investigations, etc.). Maldoror est un film âpre, oui, au casting viscéral et aux plans déstabilisants. De la sulfureuse Béatrice Dale en mère paumée et attachante, s’effondrant lors du mariage aux actions de nos enquêteurs tumultueux en passant par la mise en scène de malfaiteurs profondément immondes, tout se dessine authentique à l’écran.

Ayant grandi avec le fils des Santos, Roberto (Félix Maritaud), qu’il considère comme son frère, Paul Chartier évolue entre deux mondes : le monde du crime et celui de la justice. Il avait choisi la Justice en devenant gendarme mais pourtant… elle ne répondra pas à ses attentes.

Maldoror

Terriblement convaincu que Marcel Dedieu est impliqué dans de macabres exactions, il se retrouve alors confronté à une bureaucratie inefficace, peu impliquée et extrêmement lente ainsi qu’aux guéguerres enfantines des différents services de polices. Affrontant sa hiérarchie, Paul dépasse systématiquement les limites qui lui sont imposées dans le cadre de sa juridiction. Pour lui, retrouver les petites et rétablir la justice est bien plus essentiel que de respecter les règles. Peu à peu, il prend conscience de l’ampleur de cette affaire : des indices troublants le poussent vers la piste d’une association de malfaiteurs trempant dans quelque chose de beaucoup plus lourd que la drogue, le vol de voitures et la réalisation de faux papiers. Chartier perd pied mais ne lâche rien de son besoin de rétribution, quitte à foutre sa carrière en l’air et à s’éloigner de sa femme et de son enfant à peine né.

Des criminels malaisants au possible, un jeune enquêteur attachant, et un gros bordel policier qui coûtera finalement la vie à de petites victimes. Ce long-métrage est une suite interminable de tensions, de violences, d’injustices, et de véritable bile bien que quelques séquences plutôt drôles viennent offrir un bol d’air frais durant ce visionnage étouffant. L’oppression monte chez son public en parallèle à la colère grandissante dans les tripes de Chartier. L’impression que le système judicaire se fout royalement de la gueule des jeunes disparues et de leurs familles autant que de la population belge pour qui ces disparations et leurs prises en charge catastrophiques constituent une page sombre de l’histoire de Belgique. De nombreux témoins ont disparu dans d’étranges circonstances et les enquêteurs ont tous été promus… Bien que le film n’accuse objectivement pas les autorités, il met en lumière, il questionne et s’inspire de la figure du sous-officier Michaux qui avait cru entendre des chuchotements d’enfants lors de la perquisition. En criant « Taisez-vous ! » à ses collègues pour mieux entendre, il avait certainement fait taire les jeunes filles conditionnées par Dutroux à rester terrer en silence dans la cache. Michaux en avait malheureusement déduit que les chuchotis provenaient du dehors… Les deux petites Liégeoises, Julie et Melissa, enlevées le 24 juin 1995 moururent de déshydratation au même endroit, trois mois plus tard. Lors d’un court séjour en prison de Dutroux, elles furent abandonnées là par Michelle Martin, la femme et complice de ce dernier, qui était pourtant au courant de leur présence au sein de l’habitation. Michaux accusera alors sa hiérarchie de vouloir faire de lui « le coupable idéal ». Allégations pas forcément absurdes à l’époque tant la prise en charge de l’affaire parait douteuse. Des suppositions font rapidement bon train : et si des hauts placés cherchaient à étouffer l’affaire ? La mort des jeunes filles n’est-elle vraiment qu’un amoncellement d’erreurs, de malheureuses coïncidences, et d’incompétences policières ? L’affaire Dutroux a permis aux autorités belges mais aussi européennes de se questionner sur la réalité de réseaux pédocriminels existants avec des allégations de corruption policière et judiciaire. Ajoutons à ça de nombreuses incohérences, des preuves importantes qui auraient disparu ; le suicide en 2005 du procureur principal supervisant l’enquête, Hubert Massa, sans laisser un mot ; la mort non résolue de Simon Poncelet, un inspecteur de la police de Mons abattu en 1996 alors qu’il enquêtait sur l’affaire Dutroux ; des sommes importantes d’argent observées entre plusieurs pays européens et internationaux ainsi que sur le compte de Michelle Martin, puis de Marc Dutroux. Les mystères conduisent souvent à se poser des questions, et moins on trouve de réponses, plus une atmosphère de méfiance s’établit entre les systèmes judiciaires et la population belges. En 2024, les éditions Investig’Action publient Dutroux : L’enquête assassinée dont l’auteur, Aimé Bille, est un ancien enquêteur dans l’affaire du témoin X1 au sein de la Brigade de Surveillance et de Recherche de Bruxelles de 1986 à 1998. Ayant participé à diverses recherches liées à l’affaire Dutroux, il en fut écarté sans explication. Dans son livre, il revient sur les barrières auxquelles il a été confronté lors de son enquête à l’aide de documents troublants. Cette investigation visant à prouver l’existence d’un réseau pédocriminel suite au témoignage de Régina Louf, nommée témoin X1. Elle décrit alors un réseau organisé dans le but de piéger des personnalités importantes en réalisant des soirées alcoolisées, mêlant drogue et prostitution, les poussant à avoir des relations sexuelles filmées avec des prostituées qui s’avéraient après coup être des mineures. Selon Régina Louf, une clientèle recherchant des photos, des vidéos, et des expériences incluant des tortures sur des enfants existerait bel et bien, le « scénario » étant soumis à leur bon vouloir. Le témoin X1 déclare également avoir côtoyé de nombreuses enfants offertes par leur famille ou enlevées afin d’alimenter l’organisation. En outre, elle ajoute également de nombreuses filles seraient assassinées vers l’âge de 16 ans puisqu’elles n’intéressent plus la clientèle, ont des traumatismes trop importants, sont davantage susceptibles de tomber en enceinte et surtout de se mettre à parler…

Maldoror

« Ils enquêtaient trop bien. Cela dérangeait.
Chargés d’éplucher les comptes bancaires du pédocriminel Marc Dutroux, y découvrant de curieux versements après plusieurs enlèvements, constatant avec effarement qu’on avait bâclé (ou étouffé ?) l’enquête sur le meurtre sadique de Christine Van Hees (16 ans), les gendarmes Aimé Bille et Patriek De Baets exploraient avec grand soin une piste qui pouvait mener à des complicités haut placées dans la société belge.
Stop ! On les a brutalement dessaisis du dossier, accusés de faux et écartés de l’enquête. Finalement, ils furent blanchis de toute accusation. Mais leur enquête a été abandonnée. Pour protéger des réseaux pédophiles où certains notables côtoyaient des criminels ? Cette question sans réponse a passionné et divisé la Belgique.
 »

Dutroux : L’enquête assassinée (Aimé Bille, 2024)

Ce flou judiciaire, cette hiérarchie nécrosée, le manque d’action des forces de police et les doutes accumulés sont retranscris à la perfection dans Maldoror. Après avoir fouillé la maison de Marcel Dedieu, il arrivera la même chose à Paul Chartier. C’est là où il bascule d’ailleurs dans son obsession. Il sait, son instinct entier lui crie à la gueule que ce sous-sol contient des preuves, qu’il y a quelque chose d’essentiel à y découvrir. Freiné par sa hiérarchie, notre protagoniste se décide alors à continuer l’enquête seul. Allant de plus en plus loin dans ses investigations, il découvre enfin LA PREUVE qui pourrait tout faire basculer. Il s’ensuit une scène de visionnage de VHS maudite où l’on ressent une empathie profonde pour Paul, attendant là dans le noir, hésitant à mettre cette cassette vidéo dans le magnétoscope, rassemblant son courage et se préparant à découvrir l’horreur absolue…

Maldoror est une œuvre poignante, de celle qui tord les intestins, qui nous donne envie de gerber devant la dégueulasserie du monde sans pour autant se retrancher tant la quête de justice de Chartier est belle. On veut être là, à ses côtés et lui murmurer : « N’abandonne pas ! ». Avec une incroyable séquence de confrontation qui retourne le cerveau, Chartier ne sombre pas dans la folie. Au contraire, il rétablit la justice en cherchant à faire taire le Mal, la folie humaine d’un monstre, inspiré par un véritable criminel qui rêvait de construire « une colonie souterraine d’enfants ». Un choix délibéré, sacrificiel et cathartique qui transforme définitivement ce thriller horrifique dérangeant en un drame politique et humain particulièrement bouleversant.

Maldoror

Avec Maldoror, Fabrice du Welz répond à un besoin de justice profondément ancrée, tout en mettant en avant les graves fautes réalisées par un système judiciaire défaillant. Une trentaine d’années après les faits, l’affaire Dutroux constitue encore un traumatisme auprès de la population belge et européenne qui avait suivi contentieusement les avancées et les erreurs de l’opération, oscillant entre la joie d’avoir retrouvé Laetitia et Sabine vivantes dans une partie cachée de la maison du coupable à Marcinelle mais aussi la douloureuse découverte des cadavres s’accumulant peu à peu autour du pédocriminel. Entre dégoût, tristesse, honte, frustration et colère, c’est finalement le rêve de justice et de vérité qui reprend la lutte ! Le cinéaste, âgé d’une vingtaine d’années au moment des faits, aborde ce souvenir déchirant avec ce cinéma amer et piquant qu’on lui connait bien.


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