Cette interview menée par l’association cherche à faire connaitre les origines du groupe de musique Eroina Music, un groupe français qui s’inspire de la culture cinématographique italienne. Le duo Eroina Music est composé d’Arnaud et de Natacha, et c’est un groupe de musique très unique dans ce qu’il fait. Leur production, le projet Eroina, raconte l’histoire d’une chanteuse pop qui se perd dans Cinecittà, un complexe cinématographique situé à Rome. Chaque chanson est le thème d’un film fictif dont elle est l’héroïne, d’où le nom Eroina qui signifie bien sûr « héroïne » en italien. Eroina Music nous fait l’honneur de répondre à nos questions pour cet entretien où nous avons découvert ce qui se passe dans les coulisses de leur art.


Pouvez-vous vous présenter et présenter le projet Eroina ? Pourquoi avoir appelé votre duo Eroina ?

Nous sommes Natacha et Arnaud du groupe Eroina. Le principe d’Eroina c’est de raconter l’histoire d’une chanteuse pop perdue dans Cinecittà. Chaque chanson est le générique d’un film imaginaire dont elle est l’héroïne. Notre musique raconte son voyage à travers le cinéma de genre italien des années 60, 70 et 80 .

Le nom « Eroina » découle donc naturellement de ce concept d’héroïne qui se décline à chaque morceau.

Quels sont vos parcours respectifs/formations respectives qui vous ont porté·e·s au projet Eroina ?

Petite, Natacha passait son temps à chanter, elle a ensuite suivi des cours de piano puis a continué sa formation en étudiant la musicologie à l’université pour finalement enseigner la musique. Arnaud a appris le piano avec sa grand-mère dans son enfance puis a connu un apprentissage en autodidacte qui lui a permis de devenir compositeur notamment pour la télévision et le cinéma.

Comment vous partagez-vous le travail de conception de vos albums ?

En général, Arnaud arrive avec une série d’idées de base, de genres cinématographiques, de structures musicales ou même de titres. Ensuite nous travaillons à deux sur l’arrangement, nos deux formations assez différentes se complètent bien à ce stade. Nous terminons généralement par l’écriture des paroles à deux, en général l’étape la plus difficile pour nous !

Travaillez-vous aussi en utilisant la MAO ou enregistrez-vous toujours directement les instruments ? Votre musique est très cinématographique et rythmée par différents instruments : batterie, cuivres, synthétiseurs. Avez-vous fait déjà appel à d’autres musicien·ne·s pour l’enregistrement de vos albums ?

Nous enregistrons nos albums qu’à deux en utilisant la MAO pour simuler des instruments comme les cuivres, les cordes, les percussions, etc… Et cela pour des raisons à la fois pratiques, économiques et esthétiques. Cela nous permet de garder le contrôle sur notre musique aussi bien artistiquement qu’au niveau de la production et de toute manière, même si ça vous plairait, nous n’avons pas le budget nécessaire pour enregistrer un orchestre de 30 musicien·ne·s !

Pour le moment nous n’avons pas travaillé avec d’autres musiciens à part pour notre version live du morceau « Spektra », où nous avions réussi à réunir 9 talentueux musiciens autour de nous, mais cela va certainement changer à l’avenir ! (C’est d’ailleurs déjà le cas sur l’enregistrement en cours au moment de cette interview).

J’imagine que le fait de chanter en italien contribue à votre hommage au cinéma de genre italien, pouvez-vous nous parler de ce choix artistique ? Est-ce facile de chanter dans une langue étrangère ?

Au début, ce n’était pas facile car aucun·e de nous deux ne savait parler italien. Nous baragouinions quelques phrases comme des touristes et cela s’arrêtait là. Aujourd’hui, nous avons conscience que composer une mélodie en italien ou en français sont deux choses distinctes. Il faut prendre en compte l’accentuation en italien, ce qui est à la fois une contrainte et une ouverture vers de nouveaux horizons créatifs. Respecter la langue dans laquelle nous chantons est bien sûr essentiel et nous avons l’aide d’une amie italienne qui corrige nos erreurs et nous permet de travailler notre accent !

Quelles sont vos influences ou inspirations musicales s’il y en a ? Et vos inspirations cinématographiques ? Comment procédez-vous pour parvenir à créer votre propre univers à partir de ces inspirations ?

Ouh là, vaste question ! À nous deux, nous écoutons beaucoup de choses différentes. En faire une liste semble compliqué ! Dans le cadre d’Eroina, les inspirations, à la fois musicales et cinématographiques, sont plus évidentes : le cinéma italien des années 60, 70 jusqu’au début des années 80 et leurs bandes originales avec une prédilection pour les films de genre. Les compositeur·trice·s de talent ne manquent pas dans le cinéma italien de cette époque ! Cela va de Nicolai à Simonetti, de Frizzi à Ortolani en passant par Orlandi, Rota, Bacalov ou les frères Di Angelis, la liste est longue ! Leurs musiques, mélanges très larges de musiques populaires et savantes, sont à la base de nos compositions ! Et les films qu’elles accompagnent forment une sorte d’univers narratif très fort qui évidement nous influence dans le choix de nos paroles et de nos visuels.

On se sert de ces univers musicaux et cinématographiques comme une base, une série de « règles » à travers lesquelles on cherche à créer une musique qui nous ressemble. C’était une vraie question de ne pas limiter notre musique à du pastiche. Je pense qu’avec le temps, nos choix thématiques, harmoniques, mélodiques ou nos même nos textes révèlent une partie de nous et que notre musique devient de plus en plus en plus personnelle malgré sa dimension d’hommage. C’est très important pour nous que la musique d’Eroina puisse aussi fonctionner sur quelqu’un·e qui ne connaitrait pas les références et on s’est aperçu que ça pouvait être le cas !

De tous les compositeurs ayant œuvré dans le cinéma de genre, quel est celui qui vous touche le plus ?

C’est assez banal, mais pour nous deux c’est évidement Ennio Morricone !

Vous avez clairement une grande passion pour le cinéma de genre italien et plus particulièrement le Giallo, pouvez-vous nous en parler ? Comment avez-vous fait la rencontre de cette cinématographie ?

Quels sont les films gialli qui vous ont le plus marqué·e·s ?

Natacha a découvert le cinéma de genre italien il y a quelques années à travers le choc qu’a été le visionnage de Suspiria, qui lui avait d’ailleurs déjà inspiré une composition à l’époque ! Pour le Giallo, c’est pour nous deux à nouveau une évidence mais Profondo Rosso est un des films à la base même de l’idée d’Eroina ! Arnaud est clairement le plus intéressé par le cinéma de nous deux. Il a découvert le Giallo en fréquentant des vidéo-clubs, en louant des films au hasard. Fasciné par cette découverte il a cherché à découvrir de nouveaux films et à approfondir le sujet au fil des années. Un de ses gialli fétiches c’est sans aucun doute La longue nuit de l’exorcisme de Lucio Fulci. Le cinéma italien de cette période est sans doute un des plus beaux et des plus riches que ce soit le cinéma populaire ou les films d’auteurs. Thématiquement, plastiquement, dans son mélange d’influences nobles et prolétaires, c’est une sorte d’Eden cinématographique où l’on pouvait croiser aussi bien Antonioni que Sergio Martino ou Tinto Brass !

Vous sentez-vous proche de la démarche de Bruno Forzani et Hélène Cattet qui, dans leurs films, rendent hommage au Giallo ?

Oui bien sûr, dans notre démarche il peut y avoir des points communs.

Dans le cinéma de genre italien, on retrouve souvent des couples réalisateurs/compositeurs célèbres dont la musique à grandement participé au succès des films : Leone/Morricone, Argento/Simonetti (avec les Goblin notamment), Fulci/Frizzi, Deodatto/Ortolani, Corbucci/Bacalov ou encore les nombreuses compositions de Bruno Nicolai pour le cinéma de genre. Quelle est la place de la musique pour vous au cinéma ? 

En tant que musicien·ne·ss, nous sommes forcément très sensibles à l’utilisation de la musique au cinéma. Mais elle n’est qu’un élément constitutif du film, au même titre que le scénario, la lumière ou les costumes et que seul le·la réalisateur·trice (ou le·la producteur·trice dans le cinéma plus commercial) doit décider de la place et du rôle de chacun de ces éléments. 

Pensez-vous que le·la compositeur·trice de musique doit se mettre totalement au service de la vision du·de la réalisateur·trice ? Ou peut-il y avoir une réciprocité ? (par exemple, la musique qui influence le montage du film).

L’association d’un compositeur et d’un réalisateur est importante mais la rencontre de deux projets librement réalisés de chaque côté peut être intéressante aussi. C’est notre rôle de faire des propositions et c’est vrai qu’avec le temps, une collaboration de confiance peut s’installer. En tant que compositeur, il arrive parfois à Arnaud de suggérer de ne pas mettre de musique sur scène pour amplifier son impact, par exemple.

Vous avez déjà composé pour deux projets audiovisuels. Pouvez-vous nous en parler ? Est-ce que c’est quelque chose qui vous plait ? Souhaitez-vous continuer à le faire ?

Oh oui ! Nous avons composé la musique du court-métrage de Sébastien Rovère Scorpion sur lit de roses, fortement influencé par le Giallo, comme le laisse entendre son titre. Et François Gaillard a utilisé plusieurs morceaux d’Eroina dans son long-métrage 13 Notes en rouge, également très proche de l’univers du Giallo. C’est un exercice qui nous passionne évidement ! On aimerait faire plus de projets comme ceux-là à l’avenir.

Que pensez-vous du cinéma de genre français, dans un contexte cinématographique français qui parait en crise et très sclérosé ? Quel est votre film et/ou réalisateur·trice français·e de genre préféré·e ?

On a l’impression que le cinéma de genre français est souvent coincé entre le cinéma d’exploitation et le cinéma d’auteur, sans réussir à faire véritablement l’un ou l’autre ou parvenir à les fusionner. J’imagine que les raisons sont multiples : financières, structurelles, culturelles, etc. mais il y a heureusement des exceptions et des réalisateur·trices qui font bouger les choses ! Arnaud a beaucoup d’affection pour les films de Pascal Laugier et Natacha aime le Delicatessen de Jeunet et Caro.

Contrairement à vos deux premiers albums Demotheca vol. 1 & 2 dont les chansons sont indépendantes les unes des autres et dans lesquelles vous rendez hommage à la culture pop italienne, fumetti neri, poliziottesco, cannibal movie, films de science-fiction, etc., l’album Belladonna raconte une histoire unique dans laquelle on sent l’inspiration du film Suspiria. Pourquoi ces choix différents ?

Au départ de Belladonna, il y avait l’envie de faire un vinyle et une contrainte technique liée à ce choix : une durée limitée à 20 minutes par face pour conserver une bonne qualité sonore. Avec cette durée limitée et le format du vinyle, cela nous a paru naturel de sortir de l’aspect « compilation » des disques précédents et de s’orienter vers un album plus « concept », la bande originale d’un film imaginaire.

Comment sont nés les personnages Nella et de Belladonna ?

Les personnages de Nella et Belladonna et leur histoire nous sont venus très naturellement, comme une sorte de melting-pot de film de sorcière et de giallo (de L’Étrange Vice de Madame Wardh à Suspiria, du Masque du démon à Baba Yaga…), deux genres qui traditionnellement proposent des personnages féminins très forts.

Vous êtes deux grand·e·s passioné·e·s de cinéma. La réalisation vous tente-t-elle ? Auriez-vous envie de mettre en images cette histoire qui constitue le background de l’album Belladonna par exemple ?

Oh non ! Nous sommes musicien·ne·s, le cinéma c’est un tout autre métier ! Dans notre démarche, c’est finalement l’auditeur·trice qui devient réalisateur·trice et met en scène son propre film mental à partir de notre musique.

Dans votre dernier album Paura Magnetica, le son est très « cinéma italien des années 80 » et il n’y a presque pas de paroles, pourquoi avoir fait ces choix différents par rapport à vos premiers albums qui sonnent plus années 70 ?

Pendant une période, pour des raisons personnelles, nous n’avons pas pu travailler ensemble. C’est donc un album qu’Arnaud a réalisé tout seul, comme une sorte d’intermède. Il a beaucoup hésité avant de partir vers cette couleur années 80 , aux influences Simonetti, Frizzi ou même Moroder, devant la multitude de projets hommages/pastiches de ce genre au cours des 20 dernières années. Mais il a pris beaucoup de plaisir à jouer avec ces références et pour les projets d’Eroina c’est toujours cet aspect là, le plaisir que nous prenons à faire les choses, qui est déterminant !

Nous retrouvons souvent sur vos pochettes et vos visuels les mêmes teintes de couleurs. Est-ce vous qui faites vos illustrations ou faites-vous appel à des illustratrices et des illustrateurs ? Et si oui, comment se passe la conception de vos pochettes d’albums ?

C’est Arnaud qui crée tous les visuels d’Eroina (pochettes, clips en collaboration avec Alexandra Lang, etc.) Mais il y a des exceptions ! Pour Demotheca vol. 2  nous avons eu la chance de travailler avec Guillaume Vellard, un artiste très talentueux, qui avait réalisé de magnifiques dessins et peintures. À l’avenir, on aimerait bien développer ce genre de collaborations avec des artistes, peintres, réalisateurs et réalisatrices !

Pourquoi à l’heure de la musique dématérialisée, avez-vous envie de continuer à proposer vos œuvres sous le format vinyle ? Comment aborde-t-on, lorsqu’on est musicien·ne·s, le développement de nombreux supports technologiques (téléphones, tablettes) qui ne sont pas au départ conçus pour l’écoute de la musique et dont les améliorations techniques se font surtout au niveau des technologies de prises de vues (amélioration des résolutions des objectifs), mais que le grand public utilise désormais pour écouter de la musique ?

Nous aimons les beaux objets et le côté un peu « fétichiste » du vinyle mais nous ne sommes pas pour autant passéistes et des « intégristes du vintage » ! Que les gens nous écoutent religieusement sur une belle installation hi-fi ou à l’arrache dans leur téléphone ce n’est pas très important. La musique sur plateforme nous pose néanmoins deux problèmes : une rémunération ridicule pour les artistes et la disparition de l’habitude d’écouter un album en entier, ce qui dans le cas d’un disque comme Belladonna, conçu pour cela, est dommage !

Avez-vous des représentations en live de prévues ?

Après un petit showcase chez un disquaire à Lyon, on réfléchit en ce moment à une formule live qui ne nécessiterait pas 10 musicien·ne·s sur scène, ce qui est notre but mais qui est, pour le moment, impossible à financer !

Pouvez-vous nous parler de vos sessions live sur Twitch/Youtube et du concept du Club Giallo ? On sent une envie de faire connaître le cinéma de genre et plus spécialement celui italien aux nouvelles générations, pourquoi ?

Le Club Giallo, ce sont des sessions Twitch où Arnaud compose en live la musique d’une séquence d’un film de genre italien. Plus que faire découvrir le cinéma italien de genre (ce qui est déjà un chouette but en soi), ces lives sont nés de l’envie de faire comprendre à un public de non-initié·e·s les bases de la musique de film : à quoi elle peut servir dans une scène, comment la construit-on, que se passe-t-il si on la modifie ? Le but c’est de donner quelques notions de base, à des non-musicien·ne·s comme à des musicien·ne·s, sans faire un cours magistral plombant mais en bricolant un truc en direct qui reste distrayant bien sûr ! Mais avec tous les projets d’Eroina, Arnaud n’a malheureusement pas le temps de faire des lives réguliers.


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