Les late-night talk shows, ou émissions de fin de soirée, occupent une place emblématique dans le paysage télévisuel américain. Avec leurs animateurs et animatrices charismatiques, leurs sketches souvent absurdes et leurs interviews mémorables, ils ont non seulement influencé la manière dont nous consommons la télévision, mais ont également contribué à façonner la culture populaire outre-Atlantique. Johnny Carson, incontournable hôte de The Tonight Show, a défini les normes du genre pendant des décennies, tandis que des figures plus récentes telles que Jimmy Kimmel ou Stephen Colbert ont apporté leur propre style, charmant le public avec leur humour et leur sens de l’improvisation. Les late-night shows sont ainsi devenus bien plus que de simples programmes télévisés : ce sont des institutions culturelles qui ont le pouvoir de divertir, d’informer et parfois même de choquer. C’est dans ce contexte que nous plonge le film d’horreur Late Night with the Devil, offrant une vision détournée de ce qui pourrait se passer lorsque le divertissement nocturne bascule dans le terrifiant.
Écrit et réalisé par les frères australiens Cameron et Colin Cairnes (100 Bloody Acres en 2012, Scare Campaign en 2016), Late Night with the Devil est un film d’horreur indépendant mêlant documenteur et found footage. Le film met en vedette David Dalstmalchian, qui saisit ici sa première opportunité de briller dans le rôle principal.
Inspirés par le sentiment de danger que procurait l’idée de veiller tard pour regarder la télévision dans leur enfance, les frères Cairnes nous transportent dans une émission de talk show fictive appelée « Night Owls« , où l’hôte Jack Delrov décide d’inviter une jeune rescapée prétendument possédée par le diable lors d’une émission spéciale Halloween en 1977.
“Staying up late to watch TV was something of a taboo, but we would, and we would see things that children probably shouldn’t see. So we were trying to capture that vibe, as well as the danger of live TV, the unscripted nature of it.”
« Se coucher tard pour regarder la télé était un peu tabou, mais nous le faisions quand même, et nous voyions des choses que les enfants ne devraient probablement pas voir. Nous avons donc essayé de capturer cette ambiance, ainsi que le danger de la télévision en direct, sa nature non scénarisée. » Cameron Cairne à Variety
Le pitch a beau être simple, qu’est-ce qu’il est excitant !
Nous voilà emporté·e·s dans une descente aux enfers de 90 min (bénis soient les films d’une heure trente) se déroulant en temps réel. En effet, les scènes diffusées en direct à la télévision sont entrecoupées, lors des pauses publicitaires, par des séquences plus documentaires et intimistes suivant notre cher Jack, en perte crucial d’audimat, alors qu’il tente tant bien que mal de faire fonctionner son émission audacieuse. Pas la moindre ellipse à l’horizon, nous ne manquons aucune seconde de l’action.
Une mise en scène impeccable s’impose pour faire monter la tension de manière crescendo, alors que la situation devient de plus en plus incontrôlable, et pour ainsi dire, surnaturelle. Et à mon humble avis, c’est une véritable réussite.
Le film parvient à mélanger subtilement horreur psychologique, et gore assumé flirtant même avec le camp par moment. On a affaire à un cas de possession sobre et efficace qui, fortement influencé par L’Exorciste (William Friedkin, 1973), renoue avec les racines du genre, tandis que la montée progressive de la panique chez les personnages, alors qu’ils prennent peu à peu conscience de la gravité de leur situation, est totalement contagieuse. Late Night with the Devil enchaîne les rebondissements et reste captivant de bout en bout.
On pense notamment à une scène d’hypnose particulièrement traumatisante qui ne craint pas de plonger dans le body horror pour obtenir l’effet escompté sur le public. Avec un rythme à la précision millimétrée, Late Night with the Devil alterne entre des scènes de tension et d’horreur pure et débridée, où chaque séquence nous fait languir, autant que redouter, le prochain événement paranormal. Une anticipation appuyée par les coupures publicitaires qui surviennent commodément aux moments les plus intenses, permettant aux personnages de révéler leur vrai visage alors que les masques tombent et que le désordre s’installe.
L’un des plus grands points forts de ce film a petit budget, et un aspect largement salué par la critique, est son immersion réussie dans les années 70. Cela se manifeste tant par la culture, les décors et les mentalités de l’époque, que par la texture de l’image, qui ajoutent une couche d’authenticité à une œuvre qui se veut déjà extrêmement vraisemblable, renforçant une fois de plus l’efficacité toute particulière de son horreur. La reproduction stylistique du talk-show est elle aussi minutieusement exécutée, que ce soit à travers ses intermissions, ses transitions musicales ou humoristiques, ses reportages, jusqu’à sa liste d’invité·e·s, créant ainsi un réalisme quasi-parfait.

L’ambiance étouffante est crée avec ingéniosité, notamment par la présence minimale de bande sonore extradiégétique. En effet, la majeure partie de la musique présente dans le film est celle jouée par l’orchestre du plateau. Pas besoin de notes de violon stridentes ou de trompettes soudaines pour susciter des frissons : l’atmosphère est déjà suffisamment chargée de malaise.
Pour revenir à la durée du film, on appréciera qu’une œuvre au concept aussi simple (tout est dans le titre) n’ait pas la prétention d’étendre son contenu au-delà d’une heure et demie. Le film parvient à rester concis et pertinent tout au long de cette durée tout à fait raisonnable, en renouvelant systématiquement ses idées de mise en scène et manifestations horrifiques. Secte occulte, possession démoniaque, médium, parapsychologie… Le film est généreux dans ses thématiques, et quel plaisir pour les cinéphiles avides !
Malgré toutes ses qualités, il est temps d’affronter un problème non négligeable du film, et l’objet de nombreuses polémiques : son utilisation d’images générées par intelligence artificielle. En effet, le logo de l’émission ainsi que les panneaux d’intermissions ont eu recours à l’IA pour leur création, et il s’agit là peut-être de l’unique véritable acte démoniaque de cette production.
D’un côté, pour un budget limité, il est compréhensible de chercher des moyens de réduire les coûts. Mais le choix de remplacer le travail des graphistes par des machines est source de malaise pour une grande partie du public, d’autant plus que le débat sur le respect des artistes fait rage.
D’aucun·e·s avancent que le cinéma se doit de rester profondément humain et ne pas déléguer aux machines alors qu’un nombre incalculable d’artistes talentueux·ses n’attendent que d’être sollicité·e·s pour ce genre de travaux . Pour certain·e·s, ce serait une pente glissante vers un futur cinématographique dystopique, où la frontière entre la créativité humaine et robotique disparaît. Pour d’autres, ce n’est qu’une évolution logique de la technologie, semblable à l’avènement du numérique ou à la naissance de la CGI remplaçant les effets pratiques.
Quoi qu’on en pense, cet aspect du film fait parler. Les frères Cairnes ont défendu leur choix en soulignant qu’au moment de la production, le débat autour de l’IA n’avait pas encore émergé et que les dangers associés n’étaient pas encore évidents.
À chacun·e de se faire son propre avis sur la question.
En somme, Late Night with the Devil est un divertissement intelligent et grandement exaltant qui répond exactement aux attentes annoncées. Sa mise en scène tendue et immersive, son intrigue originale et ses performances solides en font une expérience mémorable pour tous les fans du genre, et confirment à nouveau l’efficacité du found footage dont le potentiel est loin d’être épuisé.
Late Night with the Devil écrase tout sur son passage dans les festivals où il est projeté. Cette réception enthousiaste n’est pas surprenante, tant le film parvient à s’approprier pleinement les codes du genre et à les exploiter avec une exubérance effervescente. Sa capacité à user habilement de la nostalgie des années 70, tout en abordant des thématiques riches et variées, vaut sincèrement le détour.
Malgré la controverse autour de l’IA, les frères Cairnes nous livrent ici une œuvre plus que réussie, prouvant une fois de plus que le cinéma d’horreur indépendant a encore de beaux jours devant lui.






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