Pour ceux et celles qui sont au courant du climat politique des États-Unis aux XXe siècle et avec l’histoire peu innocente du pays, EC Comics: Race, Shock & Social Protest (EC Comics : Ethnie, Choc & Protestation Sociale) de Qiana Whitted ne sera pas une surprise, et pourtant il est sûr d’enrichir notre conception du milieu créatif en tant que sphère politique engagée et de sa manifestation à l’époque post-bellique américaine. L’autrice Qiana Whitted vise à expliquer en quoi la maison d’édition de bande dessinée EC Comics a influencé les mouvements sociaux des U.S.A. des années 1950 et représente le meilleur exemple de bande dessinée américaine engagée.
Quiana Whitted, née en 1974, est professeure de Langue anglaise et d’études afro-américaines à l’Université de Caroline du Sud. Sa recherche porte sur la littérature et la culture afro-américaine, particulièrement en lien avec les bandes dessinées et les romans graphiques. Son livre EC Comics: Race, Shock & Social Protest a été publié en mars 2019 par Rutgers University Press et a reçu en 2020 le prix Will Eisner Industry Awards dans la catégorie Meilleure œuvre académique/scientifique.

Rutgers University Press est une maison d’édition américaine, dont le siège se trouve à New Brunswick au New Jersey. Fondée le 26 mars 1936, la maison d’édition traite actuellement des sujets tels que la sociologie, l’anthropologie, la politique de santé, les droits humains, les études urbaines, les communautés juives et américaines. Elle se spécialise également dans la création de livres sur le New Jersey et sur la région du littoral médio-atlantique. Rutgers University Press est l’une des treize maisons d’édition qui participe au projet Knowledge Unlatched, un consortium réalisant une bibliothèque globale pour financer la création de monographies en libre accès.
EC Comics : Une réflexion de l’histoire américaine
Grâce au développement de la production industrielle, les objets de consommation ont pu être standardisés et vendus à petit prix. Les pièces et la classe ouvrière ont pu devenir interchangeables, et la période d’après la Seconde Guerre Mondiale se montre propice à la création et à la vente en série de produits de toutes sortes. La cadence de production n’est plus liée aux capacités humaines, mais à un système industriel bien ancré, n’hésitant pas à détruire l’environnement au passage. Nos modes de vie se fondent alors sur la consommation de masse en parallèle à la baisse des coûts de production, et la diminution du prix des objets du quotidien sur le marché.
Aux États-Unis, de plus en plus de gens peuvent se permettre d’acheter et les occidentaux se lancent alors dans un consumérisme effréné. Celle-ci inclut également des objets culturels ou des œuvres artistiques dites « populaires » sur le marché de la consommation. Des voix jusque-là silencieuses ou marginalisées vont alors s’exprimer au travers de livres, de films et de bandes dessinées que l’on qualifiera par la suite comme de la pop culture.
À l’époque du consumérisme des Trente Glorieuses, EC Comics profite de la production en masse des bandes dessinées et des nouveaux comportements de la population, influencés par la croissance du pouvoir d’achat, pour répandre un message de justice sociale. En ce temps-là, la paix était revenue après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci a décidément sorti les Américain·e·s de la misère et la population du pays a finalement connu une prospérité prolongée. Un climat économique moins hostile émerge donc, cependant, les minorités en ont peu profité.

Obnubilée par la pureté ethnique, la société américaine a mis en place l’idéologie Manifest Destiny au XIVe siècle. Cette croyance affirme que la société américaine aurait comme mission de propager la « civilisation » vers l’Ouest. Ainsi il fut « nécessaire » pour le pays de contrôler l’intégrité ethnique de sa population par diverses méthodes, comme les Immigration Acts ou la ségrégation. Cependant, cette reclusion était accompagnée d’un manque total d’intérêt vers ces communautés de la part du gouvernement.
Ainsi, peu d’investissements étaient accordés aux zones où demeuraient ces groupes désavantagés. Celles-ci vivaient dans des quartiers insalubres, incommodes, avec moins d’opportunités de travail et moins de structures sociales de qualité, comme les hôpitaux et les écoles. Coincées dans des milieux dans lesquels la mobilité sociale était presque impossible, un grand écart économique entre la population américaine et les minorités ethniques s’est manifesté.
Par conséquent, lors de la propagation de l’abondance matérielle, c’est la classe moyenne blanche qui a surtout prospéré, et les écarts économiques entre les communautés blanches et « les autres » ont augmenté. Donc, dans ce contexte politiquement et économiquement serein et prospère, EC se propose de dénoncer la perpétuité et l’aberration de la haine raciale. Ainsi, en 1949, Bill Gaines transforme Educational Comics en Entertaining Comics. Quant à la direction artistique et politique de la compagnie, l’éditeur Albert Feldstein a eu un rôle décisif, en proposant à Bill Gaines une suggestion qui allait faire l’histoire :
« Écoute Bill, pourquoi suivons-nous ces idiots et, lorsque la tendance s’estompe, nous nous faisons prendre dans l’effondrement de l’industrie ? Pourquoi n’innovons-nous pas pour que ça soit nous plutôt que les autres ? »
(In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.13).
Un succès à plusieurs faces, selon Qiana Whitted
La notoriété d’EC Comics en comparaison avec d’autres tentatives de BD engagées, qui n’avaient jusqu’alors connu que peu de succès, réside dans l’équilibre entre le divertissement et l’engagement éthique. Les BD de Gaines et Feldstein n’étaient ni purement politiques et « ennuyeuses » ni complètement « dépravées ». Les récits choquants et macabres allaient de paire avec des histoires au message politique sur la justice sociale, souvent très appréciées par le lectorat. Par exemple, à propos de Judgement Day! , un lecteur écrit dans une lettre de 1953 :
« Nous n’avons jamais lu une bande dessinée tellement pleine de sens et de morale. Elle est la réfutation de vos critiques qui disent que vos revues sont corruptrices. »
(In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.8)
Toutefois, les critiques envers la maison d’édition ont toujours existé et l’autrice ne se prive pas de le montrer dans son livre, même si l’étude se trouve évidemment en faveur du sujet. Il s’agit surtout d’une défense d’EC Comics et chaque critique apportée est, tôt ou tard, réfutée. D’un côté, leurs détracteurs protestaient en mettant en avant le fait que la structure produisait des BD de faible qualité, grossières, trop commerciales et montrait une image superficielle et clichée du racisme. Le critique Suat Tong Ng écrit en 2003 pour le journal Comics Journal que ces BD « étaient irrémédiablement didactiques, simplistes et inarticulées, à chaque point échouant de se définir un caractère ou de susciter de la sympathie pour leur cause. » (In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.19).
D’un autre côté, les lecteurs et lectrices, non plus, n’étaient toujours enchanté·e·s par le progressisme d’EC, et souvent la maison d’édition recevait des lettres d’une partie de son lectorat mécontent de ce discours politique. À propos de l’histoire Blood Brothers (aka Frères de sang), un lecteur décrit le conte comme « la dernière ineptie « pro-nègre » de Wood (Feldstein) », et continue « Vous vous attendez vraiment que je gobe ça ? » (In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.89). EC Comics se présente donc comme une maison d’édition qui questionne des sujets politiques sensibles, énervant au passage toute une frange de la population américaine.
Par rapport aux arguments de Ng sur la représentation des Afro-américain·e·s exclusivement par les horreurs qu’iels subissent, l’autrice désigne celle-ci comme une stratégie de survie, et cite l’échec d’All-Negro Comics de Orrin C. Evans comme justification. Comment aurait EC Comics pu partager leur message sans avoir le succès, et donc les moyens économiques de le faire ? Malgré la passivité et le silence des personnages noir·e·s mis·e·s en scène dans leurs livres, la mise en lumière de cette minorité était beaucoup plus digne et réaliste que dans beaucoup d’autres bandes dessinées. Cela est d’autant plus important à une époque où les bandes dessinées étaient aussi l’un des plus importants médias se moquant ouvertement des Afro-américain·e·s, car :
« Des caricatures des noir·e·s dominaient encore le paysage de l’Âge d’or des bandes dessinées, avec des représentations dévalorisantes du groupe minoritaire, des “négrillons” censés faire rire des BD ordinaires, jusqu’aux sauvages cannibales des BD de jungle. »
(In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.57).
Le livre défait aussi l’argument que la valeur des personnages afro-américains d’EC se prouve seulement à travers leur mort. La représentation des Afro-Américain·e·s a évolué au cours des années, à travers des personnages comme Aubrey Collins, Hank, et Private J. Matthews, chacun plus actif et impliqué dans leurs histoires respectives que l’autre. Les images de « l’évolution de l’imagination raciale [d’EC] » reflètent « les réalités de tous les jours de la ségrégation après la Seconde Guerre mondiale, […] les démarrages et les arrêts des initiatives du droit civil et fédéral » et les « attitudes critiques et approches esthétiques envers la culture afro-américaine » (In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.76).
Entertaining, mais aussi Educational
Par ailleurs, Qiana Whitted fait valoir que les bandes dessinées d’EC étaient profondément réfléchies, soigneusement élaborées et progressistes du point de vue artistique, directes et claires dans leur message. Visiblement, EC voulait s’adresser à un public moins concerné par des problèmes sociaux et l’engager ou le sensibiliser au questionnement du statu quo. En effet, les BD ont présumément aidé des jeunes à devenir plus tolérant·e·s. C’est notamment le cas de Bobby Lee Jones, un lecteur blanc de Terre Haute (Indiana), mentionne d’ailleurs que :
« Beaucoup de leurs histoires ont remis pas mal de gens sur la bonne voie. Au moins quelques-un·e·s de mes ami·e·s parlent maintenant aux personnes de couleur opposée et les appellent ami à la place des viles remarques qu’ils employaient avant […]. »
(In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.39).

Il semble que la tradition de l’ancien Educational Comics de Max Gaines a été continuée par son fils en Entertainment Comic, malgré l’antipathie initiale que portait William Gaines envers le travail de son père lorsqu’il reprit la maison d’édition. Les preachies (terme ironique utilisé dans la communauté pour désigner les histoires éthiques) d’EC attirent et maintiennent le lectorat avec le côté Entertainment, et le surprennent avec l’occultation du côté éducatif de la compagnie mais maintenu par les dénonciations du racisme et d’autres luttes sociales. Il s’agit d’une forme de protestation sociale innovante et plus discrète, par le canal intellectuel. Elle laisse son empreinte sur la conscience de son public et le fait se questionner sur la société dans laquelle il évolue, son jugement et ses torts, en lui montrant le côté sombre, l’excès et l’absurdité des idéologies discriminatoires.
L’ouvrage démontre, donc, qu’à travers des projets comme EC Comics, la culture populaire peut tout à fait être à la fois engagée et divertissante, tout en arrivant à influencer d’une manière positive le lectorat et représenter un milieu intellectuel et politique.
En tout cas, afin de combattre les injustices sociales provenant des idéologies profondément ancrées dans la société américaine, EC propose de façon innovatrice « la honte ». La honte étant une expérience intime qui implique un haut niveau de conscience de soi, elle pousse à la régulation personnelle et au contrôle social, ce qui mène ensuite aux changements sociaux.
De plus, les paroles, la gestuelle et le langage corporel des antagonistes servent à stimuler le système moto-sensoriel des lecteurs et lectrices, en les poussant inconsciemment à imiter le personnage et à ressentir ses émotions et, de cette façon, d’être directement impliqué·e·s dans l’histoire. La suprématie blanche est également mise en cause et combattue par les voix de la raison des Blanc·he·s qui s’opposent à la perpétration et à la cruauté de la violence raciale, même si le mal de la ségrégation avait déjà causé un bon nombre d’injustices et de morts.
Très importante dans le catalogue EC, la fameuse histoire de science-fiction Judgement Day! en est le parfait exemple. Malgré la présumée acceptation ethnique dans les univers sci-fi, les bandes dessinées étaient souvent dominées par des personnages blancs. Pourtant, le protagoniste de l’histoire est un ambassadeur afro-américain de la Terre qui décide si les planètes sont assez avancées pour rejoindre l’Empire galactique. Il porte un costume d’astronaute qui masque toute trace de ses origines. L’intrigue se finit par Tarlton refusant d’intégrer la planète qu’il visite, car sa population pratique la ségrégation à partir de la couleur des robots. Il promet alors aux robots qu’il y a encore une chance pour eux, car la Terre aussi a connu et surmonté ces problèmes et, en commençant à s’aimer et à coopérer, les communautés humaines ont conquis l’univers.
Le choc à la fin de l’histoire vient du fait que dans le dernier panneau, l’astronaute enlève son masque et on découvre la couleur de sa peau, ce qui fait réfléchir et mettre en question le public d’EC qui s’attendait à cette époque à un ambassadeur blanc. Et si « nos estimations à propos de nombreuses “couches” multicolores de l’humanité nous rejettent nous aussi de la vision noble du futur de Tarlton » (In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.108).

Finalement, Qiana Whitted conclut qu’EC Comics se distingue parmi les comics états-uniens en réfutant les fausses idées reçues sur le fait que les bandes dessinées ne devraient pas contenir de discours sur le conflit ethnique, de genre et de classe. Au contraire, les bandes dessinées EC remettent en cause les normes et présentent la lutte incessante de la justice sociale, sous la forme d’une protestation sociale illustrée.
Le livre montre comment EC Comics, en allant à contre-courant et en dénonçant l’hypocrisie de la société américaine, fut sanctionné. Lors de l’introduction du code national des normes pour les bandes dessinées, EC refusa d’altérer leur message pour recevoir le label d’approbation. Ainsi, les boutiques n’acceptèrent plus de vendre leurs magazines et EC Comics cessa d’exister. L’histoire d’EC Comics semble suivre le fil rouge de leurs propres bandes dessinées. Et à la fin de l’histoire, comme Bill Gaines et Feldstein l’ont eux-mêmes mentionné au grand public au moment où ils ne pouvaient plus satisfaire la demande seuls en sollicitant des histoires auprès du public, « il ne faut pas que la vertu gagne toujours » (In : Quiana Whitted, EC Comics: Race, Shock & Social Protest, 2019, p.28). Et le destin a délivré un triste message : la vertu n’a malheureusement pas triomphé.

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