« T’es un·e agent·e secret·e bourré·e de dopants de combat, dépourvu·e d’émotion, employé·e par la filiale Cruelty Squad, une compagnie dépravée chargée de régler les comptes de la multinationale mère. Vas-tu rendre fière la Dirigeante Corporatiste Démoniaque ou vas-tu t’effondrer dans les larmes amères de l’échec ? »

C’est la description sur Steam du jeu Cruelty Squad sorti le 15 juin 2021, un classique instantané des jeux vidéo du genre simulation immersive. C’est le chef-d’œuvre du développeur finlandais Ville Kallio, sous son entreprise Consumer Softproducts.

Le jeu est une hallucination grotesque d’une dystopie ultra capitaliste, décrite par le créateur comme « un monde de ramas, infusé d’égout », où tout personnage semble avoir perdu la tête et son humanité – non seulement à cause du style de vie ergomane, mais aussi, car la réincarnation est devenue une pratique tellement courante, que la vie et la mort ne signifient plus rien. Exempli gratia, lors de la mission Darkworld, il faut assassiner un PDG ennuyé, Sir John Oliver II, qui a sollicité vos services à des fins récréatives.

Cruelty Squad
Les graphiques à couper le souffle du deuxième niveau, Pharmakokonetiks

Cruelty Squad : la toute-puissante bourse et ses esclaves humain·es

Le jeu psyché de Kallio raconte un futur affreux, dominé par la « CEO Grindset Mindset », où le pouvoir extensif des corporations se manifeste dans la vie politique et citoyenne de tous les jours. Tragiquement, cela se reflète également dans les cibles du protagoniste, alias Empty Fuck (Canaille Écervelée), qui comptent aussi des personnages qui n’adhèrent plus au style de vie capitaliste. Par exemple, le gouverneur Bill Gurney – qui veut introduire un impôt de 1 % sur les revenus des entreprises – ou bien le PDG d’Advanced Orbital Instruments, du nom d’Albrecht – dont les missions spatiales qui devraient être un sacrifice ont trop de survivant·e·s – doivent tous les deux être liquidés.

Le monde immonde de Cruelty Squad est composé des graphismes low poly à la Playstation 1, aux combinaisons de textures et de couleurs qui bouleversent les yeux. Des personnages bizarroïdes et des endroits insolites composent les plans digitaux, reflétant parfaitement la perversion, les horreurs et l’aberration de l’univers. Les personnages déformés et défigurés indiquent la propagation sans limite et sans scrupule de la réincarnation, de l’abus des substances douteuses et des augmentations corporelles étranges. Les implants et autres équipements mis à la disposition du joueur ou de la joueuse se distinguent par leur grossièreté, comme le « grappendice », un appendice iléo-cæcal qui peut être utilisé pour s’agripper et se balancer à tout qu’il peut attraper. Cette indifférence envers l’harmonie du corps humain et de la nature montre davantage à quel point la qualité d’être humain·e a perdu son importance par rapport à la pure utilité.

Cruelty Squad
Le PNJ hostile Mark, chef de la police, profondément muté à cause des stéroïdes expérimentaux

Vie sans mort, vie sans sens

« Tote bringt man nicht mehr um » (La mort ne tue plus personne) : ce sont des lettres du groupe punk allemand Pisse dans leur chanson Beerdigung (Funérailles), qui s’appliquent exemplairement à l’univers de Cruelty Squad. Être réanimé·e ne semble pas être une joie et il se peut qu’il ne soit qu’un moyen pour les entreprises de ne pas perdre du personnel et ainsi, de l’argent. Presque tout le monde peut être et est réanimé pour maintenir le cercle de la productivité. Lors de sa première mort, le protagoniste perd la soi-disant « lumière divine » et devient un « robot en chair » (flesh automaton), puis une « force misérable » (power in misery) et finalement une quatrième version cachée : « espoir éradiqué » (hope eradicated).

Ces modes d’existence représentent, en fait, le système de difficulté du jeu. Il est explicité que puisqu’on ne laisse pas les gens ordinaires mourir, plus ils reviennent à la vie en perdant des capacités cognitives et empathiques, en les transformant en simples exécuteurs d’ordres, ce qui les mène à une vie déplorable. La troisième cible du niveau Apartment Atrocity, visible que dans la difficulté « espoir éradiqué », porte un dialogue unique, entre parenthèses, comme si on pouvait lire ses pensées. Ce PNJ attend sa mort sereinement et ses paroles résonnent lugubrement : « (Cet homme est ici pour me libérer) (Quel bel être angélique) (Je vais me reposer en paix) ».

Dialogue PNJ Cruelty Squad
Dialogue d’un PNJ du niveau secret Neuron Activator. « Quand le rythme va éclater, je vais me suicider, putain. » Assez humoristique, il montre le concept général de la vie et de l’existence des personnages.

La peur d’un avenir épouvantable

Personne ne semble aimer vivre dans l’univers de Cruelty Squad. En vrai, même si le jeu est souvent absurde et drôle, il fait peur. Dans un entretien avec LVL3, Ville affirme que le jeu est « né entièrement par dépit », ce qui se voit clairement, s’il s’agit du dépit contre la société actuelle. Le jeu rappelle essentiellement la direction économique et politique que le monde semble mener de nos jours. Les personnages ne sont que des chiffres, dont l’existence est dépourvue de sens. Iels sont soumis·es à un mode de vie fatigant et pénible, dont il n’y a guère d’échappatoire, dans un système dont seulement les élites privilégiées ont l’avantage de se réjouir, à tel point qu’iels commencent à s’ennuyer et à se créer des divertissements fort suspects. Quel air de familiarité…

Perdre le sens de la vie à cause du travail, succomber à un style de vie qui valorise exclusivement la productivité, devenir une cible à cause de la divergence – jusqu’à un certain point, ce phénomène se manifeste déjà dans le monde réel depuis longtemps, surtout lorsque plus de pays succombent au capitalisme à l’américaine, réputé pour traiter l’être humain de façon assez dispensable (sauf si on a les moyens). Le cercle vicieux est inéluctable. Et assurément, la seule manière de sauver l’univers de Cruelty Squad reste, selon la troisième fin, de complètement déconstruire l’univers et de le recréer en établissant de nouvelles règles. Une solution brutale et pessimiste, mais l’univers de Cruelty Squad, quoiqu’il fait rire, est pareillement brutal et pessimiste.

« Le soleil te sourit avec une malice éternelle. »

  • Cru
  • Cruelty Squad

Laisser un commentaire