Dans son célèbre article « Matière grise » consacré aux Dents de la mer aka Jaws, le critique de cinéma Serge Daney écrivait « Les rapports sexuels sont donc suspendus jusqu’à ce que l’abjecte mais intelligente bête (de la matière grise, rien que de la matière grise) explose en une poudre rougeâtre« . Selon lui, Les Dents de la mer ne constituait notamment qu’un récit moralisateur et puritain, la première victime, une jeune femme ayant décidé de passer du bon temps avec son petit ami, se faisant dévorer avant d’avoir pu céder aux plaisirs de la chair (contrairement au requin, soit dit en passant). Grave erreur, mon général. Nulle velléité morale et encore moins puritaine chez Steven Spielberg (aucune des autres victimes ne le sera pour des raisons sexuelles) mais au contraire la volonté de décrire, à travers le film d’horreur (mais l’est-il vraiment ?), la collision entre trois strates de la société : le prolétariat, la classe moyenne et la bourgeoisie. Le tout en confrontant des personnages ordinaires à une situation extraordinaire, soit le substrat de toute l’œuvre spielbergienne.

  • Jaws
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Ainsi, de Duel à E.T., de Les Aventuriers de l’arche perdue à Jurassic Park ou de Always à La Liste de Schindler, la quasi-intégralité de la filmographie de Steven Spielberg met en scène l’ordinaire face à l’extraordinaire (qu’il vienne des étoiles, des profondeurs de l’océan, de l’au-delà ou de la barbarie humaine). C’est ce qui en fait, en très grande partie, toute sa force. En mettant en scène la communauté d’une station balnéaire (Amity) attaquée par un grand requin blanc (le fameux carcharodon carcharias), ce qui intéresse Spielberg, c’est moins la terreur en tant que telle que la réaction et le comportement de personnages ordinaires face à une situation qui les dépasse. Et, à travers cette note d’intention, analyser le choc de la rencontre entre trois hommes représentant trois niveaux différents de la société, par le biais d’une superbe étude de caractères, le tout dans un huis clos à ciel ouvert qui constituera la plus passionnante et inoubliable partie du film : celle sur le bateau.

Jaws

Le pêcheur rustre (magnifique Robert Shaw), le flic aquaphobe (admirable Roy Scheider) et l’océanographe farfelu (génial Richard Dreyfus) vont ainsi être obligés de cohabiter sur un bateau bien trop fragile pour résister aux assauts du requin (le célèbre « You’re gonna need a bigger boat« ). Isolés de tout, ils vont devoir faire tomber leurs barrières sociales et leurs a priori pour venir à bout du monstre. Jusqu’à parvenir à créer entre eux un respect et une estime mutuels qui culminera lors de la plus mémorable scène du film : celle de l’Indianapolis.

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Véritable tour de force de dialoguiste que l’on doit à l’incroyable talent de John Milius (il signe ici le monologue de sa vie), le récit du naufrage de l’Indianapolis durant la Seconde Guerre mondiale et du banquet à ciel ouvert qui s’en est suivi pour les requins fait désormais partie des scènes les plus célèbres de l’histoire du cinéma. D’une puissance d’évocation immédiate, d’un réalisme qui fait froid dans le dos et d’une force d’impact peu commune, le monologue de Quint s’inscrit d’emblée dans la mémoire pour ne plus jamais en ressortir. S’il ne devait rester qu’une scène des Dents de la mer, ce serait sans aucun doute celle-ci.

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Ponctué de séquences désormais entrées dans la mémoire collective (les barils jaunes, l’attaque du jeune enfant, le fils du chef Brody mimant son père, le terrible sort réservé au personnage de Quint, entre autres), Les Dents de la mer constitue pour certains (dont l’auteur de ces lignes) le meilleur film de Spielberg, en cela qu’il synthétise de la manière la plus pure et cristalline les thématiques du metteur en scène. Impossible enfin de faire l’impasse sur la musique de John Williams (même celles et ceux n’ayant jamais vu un film de leur vie la reconnaîtront) : deux notes qui font désormais partie des plus célèbres de toute l’histoire du cinéma.

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Avec Les Dents de la mer, Steven Spielberg créait le premier blockbuster de l’Histoire. Mais un blockbuster estampillé 70’s : intelligent, superbement mis en scène (ah ce travelling compensé sur la plage…), magnifiquement écrit et joué, en un mot, un chef-d’œuvre du divertissement. Qui créa en outre une angoisse chez le public au moment de mettre un orteil dans la mer. Ou quand la fiction prend le pas sur la réalité.


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