Je regarde autour de moi pendant qu’une silencieuse, frénétique suspicion me fait incessamment demander si la race humaine est en déni, ou si je suis la tragique victime des débilitantes hallucinations causées de mes propres essais désespérés pour me protéger, finissant par accaparer tous mes sens.

Tant de personnes ont la chance perplexe et inquiétante de jouir de leur vie. Ceux que j’ai la malchance de rencontrer pendant les Calmes Orages me raconte tout de leurs réussites, tout de leurs bonheurs, de leurs amours resplendissants, de leurs richesses accumulées, de leurs familles aimantes, de leurs maisons accueillantes, de leurs amis loyaux, de leurs pays éternellement verts.

Je ressens pour eux une énorme pitié.

Car depuis trois cents ans, je n’aperçois point de raisons à exprimer tant d’exaltation pour cette vie maudite.

Depuis ce jour-là, le vide est absolu, et pourtant ils persistent dans leur perturbante joie. Il est possible que la teinte de leurs yeux, pourpre, veineuse, comme la vieille viande, ait quelque chose à voir avec leurs présumées désillusions.

Il y a quelques années, j’aurais été prêt à tuer pour une goutte de ce qui les fait vivre hors ce vide. Le grand désert stérile a fait un abîme de désespoir de mon âme, une fois humaine. Les Calmes Orages ne font que le creuser plus profondément.

Une tranquillité étouffante et un vent endolori me font vivre lors de ces Orages les pires horreurs que l’humanité n’a même pas eu encore la puissance de concevoir. L’horreur de ces occurrences, c’est le fait de ne me jamais rappeler de ces visions, car immédiatement après l’Orage, je les oublie. Toutefois, lors d’une de ces folies, comme j’étais en train de faire un plan du nouveau territoire anéanti afin de me mieux orienter dans le labyrinthe des ruines, je disposais de papiers et de crayons et je me suis mis à écrire ce que j’étais en train de subir. Et de mon immense tourment mental, des mots inconcevables ont surgi, mais d’une abomination qui transcende les langues humaines.

Lors de ces moments, en contemplant mes gribouilles immondes, méconnaissables, dégageant une terreur hors de mes conceptions les plus intriquées de la souffrance, j’ai langui des désillusions de créatures autrefois humaines autour de moi et de leur apparente immunité, et même de leur épanouissement face aux Calmes Orages. Néanmoins, j’ai vite changé d’avis lors de mes découvertes. Ce jour-là a terni l’humanité.

Ce jour-là, j’ai eu l’inspiration divine d’effectuer plus tôt que d’habitude mes excursions trentenaires dans les caves.

J’étais dans les plus abyssales profondeurs des donjons, en alliant, bouillant, filtrant et recueillant les essences de la vie, porté par mon ardeur habituelle, quand j’ai entendu le sinistre écho de damnation du premier impact. J’ai presque laissé tomber les gourdes que je tenais dans mes mains. Les murs anciens ont tremblé sous la pression des frénésies chimiques mordant la surface. Les murs ont tremblé de peur.

Je suis resté là, à l’abri de tout, pendant 60 ans. Glacé de peur, niant ce qui venait de se passer, absorbé dans mes études plus profondément que jamais. Jusqu’à ce que j’aie eu la curiosité morbide de témoigner à la nouvelle humanité.

Je suis remonté.

Et j’étais époustouflé.

Un noir infini s’étirait plus loin que mes pauvres yeux n’osaient caresser l’horizon. Des nouages en riches nuances de gris couvraient là où le ciel partageait jadis la lumière du soleil et la réflexion brillante de la lune. La mer astrale s’était évanouie.

Et pourtant…

Les gens étaient dehors. Ils marchaient. Ils souriaient. Ils s’embrasaient. Leur peau avait une teinte grisée d’anéantissement moléculaire. Leurs yeux rayonnaient étrangement. Des yeux en verre ou en chair crue. Ils étaient agiles et vivants, des marionnettes animées par des dieux vengeurs de l’Absurde. Ils paraissaient aveugles. Ils auraient dû l’être, eu égard aux illusions à peine croyables dont ils devisaient sans relâche.

J’ai essayé de me réintégrer. J’ai même essayé en vain de leur montrer la réalité. Ou plutôt ma réalité. Très accueillants et bienveillants, ils m’ont dit que mon isolation m’avait rendu morne et pessimiste. C’est vrai que j’avais du mal à appréhender le côté positif de la désolation incontournable de cette immense surface, autrefois tellement radieuse et si chère à mon cœur. Ils m’ont encouragé à me socialiser. Ils m’ont invité aux dîners, où je n’ai jamais touché le ragoût de tristesse fatale qu’ils prenaient pour le pain sacré de Dieu. Moi aussi, je tenais Dieu en mon esprit et je jeunais lors de ces rencontres.

Un jour, un petit garçon est mort en pleine rue, tout d’un coup. Il s’agissait d’un nouveau phénomène, des morts soudaines qu’ils appellent « l’extase vitale ». Les hosties laissaient sortir des profondeurs de leur gorge un cri viscéral, angoissant et extatique, les articulations tournant de façon non naturelle et tombant finalement sur le sol, leur visage se couvrait d’un sourire étiré jusqu’au point de rompre la peau et les muscles facials des morts. C’était une vraie célébration dans leur communauté. En outre, ils étaient ravis de partager leurs vies et leurs expériences et ils m’ont laissé faire une autopsie. Son cerveau était contaminé des substances de ce jour-là, dont j’avais au préalable eu connaissance en étudiant la composition du sol et de l’eau extérieurs après ma première sortie des donjons.

J’étais sûr de ne jamais vouloir retourner à la surface. J’ai bu ma potion de subsistance dont je me nourrissais depuis ma quarantaine, le plus grand dosage que j’avais jamais ingéré. Je ressentais une peur profonde. Je me sentais m’évanouir. Puis, je l’ai entendu de nouveau. L’impact. Une odeur étrange dans l’air. Je suis remonté. Tout comme avant. Un ris de gamin dans les tunnels. Noir, impénétrable.

Illustration de couverture par Emilia I. Tutunica (Ig : @emiliasiundor).


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