Qu’est-ce que tu ferais si la réalité se fondait en face de toi ? Quand tu ne serais qu’une victime semi-consciente de la déformation et du renversement du monde ? Quand tu n’aurais aucun pouvoir d’agir, complètement vaincu·e, incarcéré·e par ton sort insensé ? Ce questionnement existentialiste est traité d’une manière inattendue et avec un humour absurde dans le film Mammalia. Sorti en 2023, ce film est disponible sur la plate-forme Freaks On.

Ce dernier long-métrage est l’œuvre du scénariste, réalisateur et producteur roumain Sebastian Mihailescu, initialement diplômé en informatique, s’est réorienté vers sa vraie passion, la production cinématographique. En 2016, il réalise le court-métrage Old, Luxurious Flat Located in an Ultra-Central, Desirable Neighborhood (Appartement vieux et luxueux situé dans un quartier désirable, ultra central) et en 2021 Pentru mine tu ești Ceaușescu (Tu es Ceaușescu pour moi), en définissant sa direction artistique insolite et expérimentale.

Film d’horreur plus aberrant qu’effrayant, il surprend par le glissement vers une réalité parallèle aux normes du protagoniste Camil, qui soupçonne que sa femme, Andreea, secrètement membre d’un culte, le trompe. La prémisse est simple : Camil part chercher sa femme disparue lors d’une soirée et s’infiltre dans son culte. Une odyssée farfelue débute ainsi et prend fin plutôt mal.

Mammalia

Le public perd le pouvoir avant de perdre le sens de la réalité

Dès le début, l’atmosphère de Mammalia est infestée d’un malaise intimidant. Le temps semble stagner et le sens de la réalité est fragilisé dès l’exposition. Les plans se montrent longs, lents et répétitifs et forcent le public à dépasser son rôle d’observateur·trice et d’apparaître comme un·e témoin de l’action. Pourtant, cette restructuration ne lui accorde pas plus de pouvoir, au contraire. Iel n’a simplement pas accès à plus que le peu d’étrangété que le réalisateur choisit de lui offrir. Iel n’est plus le ou la découvreur·euse privilégié·e d’une pellicule cinématographique – iel est l’otage du film.

Cette réalité se confirme lorsqu’au cours de l’exposition, le public est soudainement perçu et miré par des personnages membres du culte, dérobé de l’anonymat accordé par l’écran. Cette brisure du quatrième mur est une véritable menace et devient beaucoup plus significative vers la fin du film, où on apprend que l’une des idées centrales de cette secte est l’incapacité de l’être humain de voir et d’exprimer la vraie nature de la réalité.

La beauté de l’aberration

En plus, le film est plein de paysages d’une beauté onirique. La qualité de l’image peut sembler moindre, mais cela est dans ce cas un atout. En combinaison avec les plans artistiques et insistants, elle pousse l’audience à une opération de méditation et de déréalisation. Mammalia profite des paysages d’architecture communiste bizarre, vieillie, souvent encerclée ou accaparée par la nature. Ce choix stylistique augmente le sentiment d’isolation mentale et de distance de la vie réelle, d’autres gens, des aspects macro de l’existence.

La piste sonore, marquée par le contraste entre silences et éléments de compositions abrasives ou inattendues, est atypique et rend l’immersion plus symbolique. Comme la vie, la bande son nous secoue profondément et se montre très peu prévisible, rappelant du fait que ce n’est pas l’être humain qui détient le contrôle absolu de sa vie.

Mammalia - Andreea, femme de Camil en Mammalia, dort lorsque celui-ci s’approche d'elle
L’un des plans digne d’une peinture

Passage entre la vie et la mort, vers un autre monde

Le réel est définitivement brisé au moment où Camil, le personnage principal, se rend dans une forêt et regarde dans un hangar sinistrement illuminé, dont des fenêtres sont barricadées. Des gémissements s’entendent venir de l’intérieur, parfois à travers une voix démoniaque, déconstruite. Deux gendarmes arrivent sur place et semblent parler de la mort de Camil. Quand le protagoniste s’enfuit bouleversé par les nouvelles, les policiers balancent une simple réplique qui ne dénote aucune inquiétude : « Qu’est-ce que j’étais en train de dire ? Le monde se remplit de fous. ». Puis, ils rentrent dans l’hangar, sans montrer la moindre suspicion envers le bâtiment, hôte d’une affaire fort équivoque.

À partir de ce moment, l’imagerie du métrage de Sebastian Milhailescu devient plus floue, plus incertaine, plus dénaturalisée. Le dialogue des personnages est de moins en moins naturel et de plus en plus au hasard. Même Camil semble être accaparé par l’irrationalisme, même s’il s’agissait d’une stratégie pour arriver à son but, dans ce milieu inconnu et difficile à traverser. Il aurait plongé dans cette réalité alternative après être mort, probablement en se perdant entre le purgatoire et l’enfer, le hangar. Dans cet espace supraphysique liminal, entre les différents états de l’existence, en s’échappant des policiers, les gardiens de la vie d’au-delà, il glisse dans un monde parallèle.

Mammalia - Premier plan après l’épisode du hangar, dont la réalité semble avoir été légèrement altérée
Premier plan après l’épisode du hangar. Il capture le mélange d’étrangeté et de familiarité des paysages de rêve.

Plonger vers le mythique

Le public apprend que l’action se déroule sur un site de tournage d’un film de science-fiction. « Nous sommes tou·te·s des acteur·trices ici », dit l’un des personnages. Ses paroles expliquent la bizarrerie générale de cet endroit, néanmoins, elle remet également de nouveau la réalité en question. Son explication insinuerait qu’on est de retour à la réalité, ce qui est à la fois rassurant et déstabilisant. Comment se peut-il que la frontière entre les différentes réalités soit tellement imprécise et comment peut-on jamais savoir si on l’a croisée ?

En outre, Mammalia fait un parallèle avec le mythe d’Orphée. Après l’épisode du hangar, Andreea ne revient pas à la maison, ce qui rappelle la mort d’Eurydice. Camil se lance dans une quête afin de la retrouver, comme le héros thracian. Il traverse un lac nuageux dans les montagnes, de la même façon qu’Orphée a navigué sur la rivière Styx, accompagné par un guide qui l’avertit que sa destination « va te changer, mais pas en bien. ». Le protagoniste n’a pas la patience de se rendre au site du rite durant la nuit, juste comme Orphée n’a pas pu s’abstenir de regarder sa femme en sortant des Enfers. Ainsi, de la même manière qu’Orphée a ruiné le rituel de sauvetage, Camil a ruiné le rituel du culte.

Mammalia, Camil se rend au magasin de perruques afin de s’intégrer au culte de sa femme.
Dans Mammalia, les seuls hommes en pouvoir sont ceux qui abandonnent l’identité liée à la masculinité traditionnelle. Camil doit donc s’adapter en conséquence pour intégrer le culte et trouver sa femme.

Montrer la souffrance féminine…

Ce fameux rituel, il se révèle comme étant un rituel de fertilité. D’après le symbolisme, il semblerait que Andreea et Camil auraient essayé sans succès de concevoir un enfant et maintenant, Andreea se tourne vers son culte pour trouver une solution. Toutefois, à cause du manque de patience de Camil, celui-ci tombe enceint. On pourrait dire que si Camil avait attendu jusqu’à la nuit pour se rendre sur le lac dans le but de chercher Andreea, c’est sa femme qui serait tombée enceinte. Le dernier plan se concentre sur un salon, Camil enceint du dernier trimestre, tous les personnages l’entourant parlent de sa grossesse.

Cependant, un message plus profond remonte à la surface dans cette dernière séquence. Le film de Sebastian Mihailescu présente une image de Camil enceint, tout silencieux et passif. Les gens autour de lui parlent, rigolent, sont joyeux·ses et trouvent la situation complètement ordinaire. Iels prennent des décisions pour lui, en établissant sans le consentement de Camil le lieu de l’accouchement, son appartement. Malgré les nombreux risques de cette méthode, qu’iels ne prennent pas en compte, iels plaisantent à propos du sujet. Camil subit silencieusement, car il vit la situation tout à fait normalisée des femmes à travers des siècles.

Illustration inspirée du film Mammalia

…en brisant la domination masculine

L’effet de déshumanisation de Camil à travers l’image habituelle et courante de la femme dominée révèle la tragédie et le ridicule de cette position sociale moindre, portée par ledit « sexe faible ». Ce sort, grâce au contraste entre les attentes du public conditionné et les images proposées par Mammalia, se présente comme beaucoup plus triste et épouvantable. Il s’agit d’une réduction à l’état d’incubateurs d’enfants et exécutrices d’ordres, une mise en rôle, une suppression de pouvoir de décision vis-à-vis de leur propre destin.

À la fin, la seule ligne de Camil enceint résonne lorsqu’il perd les eaux dans la dernière scène. Une voix off se fait entendre, comme si le public n’entendait que ses pensées, comme s’il n’osait pas vraiment partager ses émotions et réflexions. Camil semble apprendre vite son rôle et sait que, juste comme dans sa réalité d’origine, s’opposer ou même se plaindre de sa situation aurait causé des réactions adverses, de la moquerie, de l’agression, de la punition. Sa ligne simple exprime la damnation de la position esclavagiste imposée aux femmes à travers l’histoire : « J’ai peur ».

À la fin du film Mammalia, Camil se révèle enceint dans la dernière scène, suite au rituel mal tourné.
Camil, seul, invisible, ridicule.

Au service du message et non du public

Finalement, Mammalia est un film qui fait réfléchir, qui déroute, qui fait rire, qui fait choquer, qui met mal à l’aise. C’est une expérience qui tombe dans un délire contrôlé. La rêverie du scénario et de l’image font que le film se laisse interpréter d’une multitude de façons, mis à part la dénonciation de l’injustice des rôles traditionnels des femmes dans la société. Le film se montre hostile envers la masculinité, constamment détrônant et humiliant le mâle. Le film se moque également de la réalité et provoque le public à travers les plans longs, inconfortables et atypiquement non dynamiques.

Mammalia est un film qui accuse et qui torture, une vengeance des femmes via une pratique pour laquelle elles ont été longtemps persécutées, la sorcellerie, ici représentée par le rituel du culte. Un film qui a presque sa propre conscience, cette production de Sebastian Mihailescu ne déçoit pas le ou la cinéphile incité·e par l’excentricité, la grossièreté, l’absurde et l’expérimentation.

Illustration par Emilia I. Tutunica (Ig : @emiliasiundor).


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