Eva Joyce nous offre un roman, et le début d’une saga, haute en relations et émotions intenses ! Le Rapt de Proserpine, sculpture baroque en marbre sculptée par l’artiste italien Le Bernin, entre 1621 et 1622, nous donne d’emblée le ton. Il représente l’enlèvement puis le viol de Perséphone par Hadès, le dieu des Enfers, tombé « amoureux » d’elle et souhaitant l’emmener avec lui vers les profondeurs de la Terre, là où il séjourne.

Traum est un roman publié en 2021 qui nous conte l’histoire de Kazimierz, un maître-vampire s’approchant du millénaire d’existence, en proie à un terrible ennui. Ce vide existentiel se retrouve soudainement titillé par l’arrivée d’une femme, Adèle, dans sa demeure, un hôtel roumain investi par une bande de suceurs et suceuses de sang. Adèle est assez « spéciale » : elle est surdouée, antipathique, incapable de comprendre les émotions humaines. La jeune Française, souffrant de soucis mentaux et qui fait alors de son mieux pour être tolérée et acceptée par l’environnement de son compagnon, Charles, se sent irrémédiablement intriguée par la présence de ce jeune homme en apparence, arrogant et cultivé qui lui fait véritablement du rentre-dedans. Kazik, quant à lui, la veut, la désire, il sent que sa présence pourrait à elle seule défier cette morosité morbide qui le dévore depuis des années, voire des siècles. Avec son meilleur ami Iván, un maître-loup, les deux hommes cherchent un nouvel équilibre, un nouvel objectif, un combat renouvelé à réaliser. Un jeu de séduction, teinté de rapports de domination et d’instincts vénéneux, se met alors en marche…

L’écriture de l’autrice est agréable et stylisée. Eva Joyce sait écrire, elle sait faire vivre ses personnages, les rendre tangibles et réalistes malgré l’aspect fantastique du roman. Elle nous offre une sorte de love vampirique, réaliste, mature, sombre, moins nian-nian que ce qu’on peut trouver sur le marché et assez cynique. Traum est une saga vampirique qui tient davantage en compte les émotions macabres et les volontés toxiques qu’impliqueraient une existence immortelle : l’ennui, la menace du « vide » émotionnel, la mélancolie qui ronge, la dépression qui rôde. C’est dans cette optique de lutte contre la névrose que les vampires d’un hôtel-château du XVIIe siècle en Roumanie ne ressemblent ni aux bons vampires de Twilight ni aux mauvais vampires de Dracula. Iels ne sont ni la sagesse contrôlée ni la Bête qui hurle, leur complexité et leurs caractères profonds en font des personnages riches, finalement très « humains ». Si le Fantastique est présent dans l’œuvre, il n’en demeure pas pour autant l’élément central de la narration.

Traum

Les deux protagonistes sombrent peu à peu dans une attirance irréversible, qui cristallise à la fois leurs côtés les plus calamiteux et leurs espoirs les plus sublimes. Des trahisons, des cœurs brisés, mais la volonté inébranlable de tenir bon, quelle que soit la douleur du traumatisme. Traum tient de la romance gothique dans son amour pour la déception, la souffrance et l’amour sublimé (toxique en réalité). Un amour qui ne mène nulle part, qui détruit tout sur son passage et qu’on s’évertue étrangement à considérer comme de la passion. C’est là où la personnalité d’Adèle vient poser les bases d’un récit dont on n’a pas l’habitude : un caractère froid, intelligent, déplaisant, cultivé, flirtant avec la sociopathie. Cette trentenaire désabusée qui excite le maître-vampire au plus haut point et sa personnalité innovante et complexe en font le point fort du roman. Elle s’en fout des codes sociaux, des normes, et de l’hypocrisie ambiante, c’est pourquoi elle fascine. Non seulement Lui, le vampire, mais aussi son public. Au sein des lignes de Traum, folie, agressivité, violence, colère et possession se mélangent dans les méandres de la psyché poussée de ces héroïnes et ces héros pas comme les autres. Des fous dans un monde fou, emplis de sombres traumatismes et de couches de protections déposées les unes sur les autres dans l’espoir de passer à autre chose. Adèle et Kazimierz vont alors peu à peu plonger leurs entourages réciproques dans des mésaventures violentes qu’ils auraient sans doute préféré éviter… Finalement loin d’être une simple histoire de séduction axée sur le mythe de vampires, Traum surprend par sa profondeur abyssale, ses questionnements psychologiques et philosophiques, qui réveillent toutes sortes de sentiments chez le lecteur ou la lectrice. Pour comprendre et analyser ses personnages, il faut non seulement faire marcher son empathie, mais aussi pousser la compréhension des traumatismes bien plus loin que ce que le synopsis pourrait nous faire croire.

Traum s’inspire à l’origine de cette connexion entre le rêve et le traumatisme, intimement liés. Eva Joyce arrive avec brio à nous le faire comprendre. Déjà par une écriture de qualité, mais aussi et surtout sa capacité à nous faire souffrir avec ses personnages (qu’on les apprécie ou non d’ailleurs). Traum est indéniablement un thriller psychologique teinté de fantastique et de mythes ténébreux à dévorer TOUT DE SUITE !


Traum

Interview de l’autrice Eva Joyce

Comment t’es venue l’idée d’écrire ce roman ? 

Le concept de ce roman n’a cessé d’évoluer depuis mon adolescence, jonglant entre un crush de midinette évident pour les vampires (merci Buffy !) et une volonté de maturité psychologique, de dépoussiérage de l’archétype des buveurs de sang. C’est seulement en 2013 que j’arrive enfin à trouver ma voie et à prendre le parti du « thriller vampirique » car mon appétence pour l’horreur et les histoires glauques m’a toujours suivie et avait besoin de se concrétiser à travers la création.

C’est un livre complexe, à cheval entre plusieurs genres et plusieurs étiquettes (dark fantasy, urban fantasy, horreur, thriller, roman psychologique) : le parfait reflet de son autrice !

J’ai été conquise par la personnalité et le caractère d’Adèle, une protagoniste bien plus réaliste et complexe que ce dont on a l’habitude, d’où provient ce personnage ? De quoi ou de qui t’es-tu inspirée pour construire cette protagoniste ? 

Adèle est sans nulle doute la plus grande réussite de cette saga, on me dit très souvent qu’elle est traitée comme un personnage masculin (parce qu’elle est dans la réflexion et non dans l’émotion peut-être) alors qu’en réalité je la trouve plus féminine que jamais par son déterminisme et son assurance.

C’est un personnage que j’ai mis beaucoup de temps à façonner. Je ne voulais pas d’une jeune d’à peine vingt/vingt-cinq ans, je voulais une femme mûre, sûre d’elle, de ses capacités, de son corps, de sa répartie, qui puisse tenir tête à des personnalités masculines fortes sans se laisser décontenancer. Quand j’ai commencé à écrire, j’avais justement vingt-cinq ans et j’idéalisais beaucoup les trentenaires, cet âge où on sait ce qu’on veut, ce qu’on vaut, avec une certaine stabilité. Il fallait qu’Adèle soit dans cette tranche-là.

Ensuite, je me suis beaucoup inspirée de l’actrice Anna Mouglalis pour l’imaginer, avec sa voix grave et son air un peu hautain/provocateur. J’avais découvert cette actrice dans le téléfilm Les Amants du Flore où elle interprétait Simone de Beauvoir aux côtés de Laurent Deutsch qui jouait Jean-Paul Sartre. J’étais ado, elle m’avait fait forte impression par son charisme, je voulais retrouver ça chez Adèle en plus de l’aspect intellectuel.

Enfin, concernant ses troubles, je ne peux malheureusement pas en dire davantage sans spoiler, mais mon penchant pour l’horreur humaine et le glauque a bien évidemment contribué à construire ce personnage pour la sublimer davantage.

Les protagonistes de Traum n’ont jamais l’air d’être en phase avec leur temps, leur société, leur entourage (que ce soit pour les vampires mais aussi pour Adèle par exemple). J’y ai ressenti beaucoup de « déceptions » et de « protections » de leur part, pourquoi ce choix ? 

Je n’avais jamais vu ça ainsi, mais ce choix inconscient n’est que le reflet de mes propres déceptions face au monde et à l’espèce humaine qui, je l’espère, disparaîtra un jour pour laisser place à une autre forme de vie qui prospérera à son tour sur la Terre.

Mes personnages révèlent beaucoup de choses sur cette fragilité, cette sensibilité, ce décalage entre les idéaux éthiques et moraux, et les comportements déviants bien loin des grands principes.

Quand on est déçu par le monde réel, on se plonge dans un univers alternatif où l’on maîtrise les tenants et les aboutissants, où les personnages deviennent des avatars qui transmettent et vivent nos peurs et nos doutes… C’est bien plus rassurant que de faire face à une réalité angoissante qu’on ne peut pas contrôler.

On ressent réellement (et c’est un choix extrêmement judicieux) la mélancolie du côté des vampires, je pensais au début que c’était dû à l’immortalité de leur condition jusqu’à ce que je me rende compte que du côté d’Adèle (qui semble n’avoir vraiment jamais trouvé sa place), on ressentait également beaucoup de décalage, d’ennui et de traumatismes en elle. Pourquoi avoir axé le récit sur la psychologie ?

« Traum » en allemand veut dire « rêve », c’est aussi la racine du mot « traumatisme » (« trauma »). Cette ambiguïté révèle à elle seule toute la complexité de l’être humain et constitue le nerf de toute ma saga.

Nous sommes tou·te·s doué·e·s de « psyché », d’un esprit plus ou moins stable, avec ses failles et ses faiblesses. Nous sommes tou·te·s névrosé·e·s, en proie à des conflits internes qui oscillent entre l’éducation parentale, les désirs et pulsions, les codes sociaux, la morale…

J’ai déjà eu des retours de lecteurices qui me disaient : « tes personnages sont trop vrais » et qui ne voulaient plus continuer la lecture, ou qui ne voulaient plus poursuivre la suite de la saga car leur fragilité trouvait un écho dans le livre (dépression, relations toxiques ou conflictuelles avec un·e proche, etc.).

La psychologie c’est le vrai, en chacun de nous, ça part creuser au fin fond de la conscience pour faire ressurgir dans des sentiments refoulés, des traumatismes endormis.

La psychologie c’est un miroir, bien plus effrayant et dérangeant que n’importe quel monstre de foire. Reste à savoir si le lecteur a envie de prendre le risque de s’y voir et de plonger dans l’abîme. Soit on en ressort grandi, soit on en ressort affaibli.

L’horreur de Traum se retrouve autant dans le côté fantastique que dans le côté psychologique, qu’est-ce que la figure du vampire a pu t’inspirer pour jouer ainsi sur les deux tableaux ? 

Le vampire incarne à la perfection toutes les déviances humaines : manipulateur, faux-semblant, charmeur, profiteur, violeur, pervers… Il oscille entre atrocité et attirance, entre séduction et danger. Cette ambivalence me plait, car elle reflète aussi la dualité que l’être humain a en lui, entre le côté lumineux et le côté obscur de la force.

On peut côtoyer des vampires au quotidien, ces personnes qui vous vampirisent mentalement, qui vous épuisent, pompent votre énergie soit par leur mal-être soit par leur égoïsme. Il est beaucoup plus concret et réel que beaucoup de créatures du bestiaire fantastique.

Le monstre vampire n’est qu’une extension du monstre humain, une exagération de ses comportements névrotiques, voire psychotiques. D’ailleurs, beaucoup de tueurs en série étaient surnommés « vampire » : Vampire de Düsseldorf, Vampire de Hanovre, Vampire de Sacramento… Le vampire est né des déviances humaines, les humains aux comportements déviants sont surnommés vampires. La boucle est bouclée. CQFD.

L’érotisme et les rapports de domination sont bien présents au sein de Traum, sans pour autant être décrits de façon trop visuelle, il s’agit davantage d’une tension latente, plutôt toxique, comment as-tu joué sur ce procédé ? 

Je trouve la tension érotique beaucoup plus subtile et digeste que du sexe cru, et bien évidemment ça joue énormément sur l’aspect psychologique. Il y a une phrase de mon livre que j’aime bien (l’autrice qui s’autocite : sacré melon !) « On éprouve plus de plaisir à désirer quelque chose plutôt qu’à l’obtenir ». Encore une fois, la complexité du cerveau humain dans toute sa splendeur, l’énergie et la volonté de voir quelque chose se concrétiser nous plongent dans une excitation et une impatience palpable, parfois plus intenses que lors de l’obtention de ladite chose. C’est pareil avec l’érotisme, la pression est constante et les relations de domination accentuent un jeu de chat et de souris très primitif, où notre instinct a juste envie de savoir qui va gagner de manière presque basique et primaire.

Personnellement, as-tu un·e personnage préféré·e dans Traum ? Si oui, pourquoi ? 

Impossible d’en choisir un, mais j’ai mon trio infernal : Kazik, Adèle, Iván, que l’on va suivre sur toute la saga. Ils incarnent chacun des traits poussés à l’extrême de ma propre personnalité, comme une extension de moi-même.

Kazik c’est l’excès émotionnel, l’hypersensibilité, les crises d’angoisse, l’instabilité.

Adèle c’est la volonté de contrôle, la réflexion, l’égoïsme, la séduction.

Iván c’est la parentalité, la résilience, la charge mentale jusqu’à un point de rupture puis le repli sur soi.

On a cohabité plus de 10 ans ensemble, ils m’ont permis de vivre de nombreuses aventures terrifiantes et ont enduré mille fois pire par mes soins : des personnages en or !

Quels sont tes films ou livres favoris sur la thématique des vampires ? T’ont-ils inspiré pour l’écriture de Traum ?

Le top du top indétrônable est bien évidemment le Dracula de Coppola, le chef-d’œuvre par excellence qui réunit toutes les thématiques que j’affectionne : fantastique, horreur, psychologie, érotisme, passion, décadence. Traum tome 1 est dans cette même veine d’horreur sous-jacente, de tension érotique, de déviances psychologiques.

  • Dracula-movie-poster
  • Interview with the vampire

Il y a aussi le film Entretien avec un vampire avec Brad Pitt et Tom Cruise qui m’a aussi marquée dans ma prime jeunesse. Cela m’a influencée pour le réalisme des personnages, leur caractère complexe et très humain finalement. Leur condition est plus à plaindre qu’à envier.

En revanche niveau lecture je n’ai aucune référence. Le Dracula de Stoker était trop éloigné du film dans sa construction et dans son traitement du vampire pour que j’accroche, tout comme Anne Rice au rythme très lent, voire contemplatif, et trop peu dynamique pour moi. Je les ai lus il y a plus de 15 ans, peut-être que je changerai d’avis aujourd’hui avec un regard plus mature. Mais je ne les considère pas comme des références dans mon travail à l’inverse de leur adaptation ciné.

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J’ai tout de même une mention honorable pour le Carmilla de Sheridan Le Fanu que j’ai trouvé surprenant et très actuel dans son traitement de l’archétype du vampire.

Sinon en lecture, je vais chercher des influences en dehors de la littérature vampirique : Maxime Chattam comme premier crush, dernièrement je redécouvre avec grand plaisir Baudelaire, mais toute mon admiration est dévouée à Lovecraft.

Tu viens de finir ton quatrième tome de la saga, comment as-tu vécu la conclusion de cette œuvre ? 

Oui j’ai terminé d’écrire la 2e partie du tome 4 le 1e novembre dernier, pour la fête des morts. Plus de 10 ans de réflexion quotidienne qui s’achèvent, ça laisse forcément un grand vide. J’ai pleuré pendant deux jours, un peu perdue et désorientée par cette conclusion.

Écrire cette histoire n’était pas juste un passe-temps, c’était un vrai travail thérapeutique, mon remède miracle pour lutter contre la déprime et l’angoisse. Maintenant que tout est terminé, je vais mieux comme si mes propres névroses avaient trouvé leur réponse. Le principal problème désormais est que je ne ressens plus le besoin de me replier sur moi et d’écrire. J’en parle comme un problème, car j’avais d’autres projets en cours, et malheureusement je ne trouve plus l’inspiration dans le sens où ces nouvelles aventures ne m’habitent pas autant que ma saga.

Difficile donc de faire le deuil, le processus de création était plus rassurant que la concrétisation du projet. Mais je ne désespère pas, le temps finira par faire son œuvre et je pourrais renaître de mes cendres après avoir été consumée par Traum.

J’ai vraiment hâte de découvrir de nouveaux romans de ta plume ! As-tu des projets pour la suite ? 

J’ai réussi à préparer un petit recueil de nouvelles autour du thème de la mort qui va m’aider à faire la transition. Il s’intitule Le Tombeau des mots, illustré par mon mari (@fl.zamp_art) et mis en page par Elina Vath (@elinavath). L’objet en lui-même sera assez esthétique puis le contenu rapide à lire, ce qui sera à l’opposé de mes pavés habituels !

Ensuite j’ai travaillé en partenariat avec le dessinateur J. Kaelhy (@j_kaelhy) qui a réalisé 10 magnifiques illustrations de Traum tome 1. J’aimerais beaucoup sortir une « version collector » du Rapt de Proserpine, avec une mise en page qui mettrait en valeur les illustrations. Impossible de dire quand je pourrais le concrétiser !

Enfin je travaille sur un projet autour de 7 contes de Perrault, un recueil que j’envisage de proposer en maison d’édition, mais que je peine à terminer malheureusement à cause de mon post-Traum… J’espère pouvoir le finaliser un jour !

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  • Le Passeur d'âme

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