1984 nous conte le récit d’une société plongée dans le non-sens, la dictature, et le conformisme. Ce futur dystopique qui s’apparentait autrefois à la science-fiction vient toquer aux portes de nos sociétés contemporaines avec tant de clarté qu’il est difficile de faire l’impasse sur les mises en garde de l’écrivain Orwell. Il mettait l’accent sur la capacité de l’être humain à renoncer de lui-même à sa liberté et à son esprit critique par facilité, par peur, par habitude. Par la monstration des techniques utilisées par le parti de l’AngSoc et Big Brother dans 1984, Orwell rappelle que la façon dont nous consommons l’information, dont nous mettons en scène les débats politiques, et la manière dont nous construisons notre image individuelle (nos perceptions) jouent énormément sur la construction de ce qu’on nous appelons ensuite « la vérité ». Pour se faire, il ne suffit pas de censurer, il faut procéder activement à une réécriture de l’Histoire. Dans cet article, on va certainement piétiné des routes déjà écrites et réécrites des centaines de fois, mais partons du principe que critiquer le fascisme n’est jamais futile !

1984 (Michael Radford, 1984)

Estampillé de sombre et pessimiste, ou alors de révolutionnaire, Orwell ne faisait pas qu’écrire des romans, il se démarquait également par ses compétences en journalisme. Les stratégies mises en scène dans ces livres ne sont pas le fruit de son imagination, mais décrivent point par point le moment de rupture à partir duquel les sociétés et les populations sombrent peu à peu vers un état fasciste. Des mots vidés de leur sens, des réalités retournées et une perte de liberté et de tolérance qui s’effectuent doucement, mais sûrement jusqu’à ce que ça en devienne une habitude, un réflexe. Et les chaînes de l’habitude sont d’abord invisibles jusqu’à ce qu’elles deviennent si dures et si tenaces qu’il est tout simplement impossible de les retirer par soi-même…

1984 (Michael Radford, 1984)

Winston Smith, fonctionnaire du parti, travaille au Ministère de la Vérité, une sorte d’institution publique dont le boulot est de modifier de vieux documents historiques (en l’occurrence le Times, un journal quotidien) afin qu’ils correspondent à la propagande de Big Brother. Dans l’adaptation de Michael Radford sortie en 1984, nous voyons Winston rayer, transformer les titres et les informations du passé pour qu’ils correspondent à la réalité du parti, puis jeter la paperasse dans un « trou de mémoire », une sorte d’incinérateur qui se retrouve un peu partout dans les établissements institutionnels. Big Brother apparait comme celui qui contrôle la mémoire et les perceptions et donc la réalité elle-même.

1984 (Michael Radford, 1984)

Conscient de ce qu’on lui demande de faire, il se met alors peu à peu à douter. Au sein de l’Océania, le mensonge fait petit à petit place à la vérité objective. C’est bien là où il faut commencer à s’inquiéter, lorsque les actualités et les versions d’une même histoire s’uniformisent, sans preuve à l’appui. 1984 nous présente un monde dans lequel les médias sont sous contrôle et appartiennent au Parti ; un univers où tout le monde doit avoir la même opinion des choses ; un bloc dans lequel l’art, la lecture, l’écriture et même la langue sont profondément appauvris afin d’éviter des pensées complexes ; une société dans laquelle un récit fictif et les (mauvaises) émotions humaines ont plus d’importance que les faits objectifs ; une société dans laquelle le sexe et l’amour sont peu à peu prohibés.

Orwell décrit ce qui arrive dans les sociétés totalitaires en termes de réutilisation et transformation du langage, totalitarisme, normalisation de la surveillance, création d’ennemi·e·s imaginaires, réécriture de l’Histoire et du sens. Leur ennemi imaginaire est toujours là, il a juste changé de forme…

1984 (Michael Radford, 1984)

Un jour, notre cher Winston fait la rencontre de Julia, une jeune fille « anti-sexe » dont le taff consiste à fliquer et décourager les relations sexuelles, promouvoir le célibat et déconseiller le mariage. Le sexe, c’est bien la seule chose qui fait encore peur au Parti. La complicité, la confiance, l’amour, le plaisir, l’orgasme, ce sentiment de liberté sans autre pareil, qui peuvent naître entre deux êtres sont potentiellement dangereux à ce système froid et autoritaire. Le sexe et l’amour sont particulièrement incontrôlables, ils apparaissent donc comme des menaces aux yeux de Big Brother, et les scientifiques du Parti reçoivent l’ordre de les faire disparaître. Cependant, dans l’ombre, la femme travaille pour une organisation cherchant à créer des histoires pornographiques pour le Prolétariat, moins soumis à l’endoctrinement que les membres du Parti intérieur (les dirigeants) et celles et ceux du Parti extérieur (les fonctionnaires). Les deux protagonistes entament alors une idylle, se retrouvent en cachette afin de consommer leur amour, et discutent de ce qu’iels connaissaient si peu avant leur rencontre : le bonheur.

1984 (Michael Radford, 1984)

La manipulation de langage n’a pas attendu Orwell pour être utilisée comme outil du totalitarisme. Retourner un mot, un sens, pour en faire une vague idée de quelque chose qui aurait des consonances diaboliques, synonyme de menaces de l’ombre prêtes à bondir et à vous agresser au coin de la rue. Plus on répète un mensonge, plus il devient vrai. Une tendance de l’extrême droite et des régimes totalitaires à transformer le sens des mots, à catégoriser ceux et celles qui « dérangent » et ainsi à détourner l’attention des vrais problèmes de société vers un ennemi imaginaire, soi-disant responsable de tous les maux de la population. Cependant, changer d’ennemis ne change pas pour autant le paradigme. Une fois que l’ennemi ne peut plus être attaqué parce qu’il se retrouve soutenu et légitimé par la population, ou lorsqu’il passe dans le camp des alliés, on en passe à un autre, en appelant à toujours plus de haine et d’intolérance. L’important est de créer un état de tension extrême, une perte de repère, de donner l’impression que notre civilisation toute puissante s’effondrera si on commence d’un coup à refuser les valeurs du Parti, et de faire croire que tous les maux de la société sont leur seule et unique faute. En gros, qu’ils sont un danger et qu’ils n’œuvrent non pas pour un mieux-être de la société, mais pour sa destruction, pour le chaos. Dans son livre, Orwell mettait en avant la facilité, couplée à l’utilisation de la technologie, qu’ont les gouvernements totalitaires à réécrire le sens que l’on donne aux mots, aux idées progressistes, à la liberté jusqu’à en détruire même toute capacité humaine à réfléchir par soi-même, à comprendre et analyser l’Histoire, à faire preuve de bon sens et de complexité. Dans 1984, l’ennemi imaginaire est connu sous le nom de « Fraternité », une résistance organisée suivant un certain Goldstein, un ancien compagnon de Big Brother, un traitre au Parti. Une structure inventée et créée entièrement par les membres du Parti pour piéger les moutons noirs…

En usant de la double-pensée, un concept selon lequel deux idées opposées peuvent être vraies en même temps, Big Brother emprisonne sa population dans le non-sens, et enterre définitivement une possible remise en question du système.

Liberté = Esclavage

Ignorance = Force

Guerre = Paix

Ce retournement de sens du champ lexical n’est malheureusement pas sans conséquence. Jouant sur les bas instincts de l’humanité (volonté de faire comme tout le monde pour ne pas se faire remarquer, peur de la marginalisation, besoin de trouver un bouc émissaire pour évacuer la colère et la frustration, envie de tranquillité et de confort), ces stratégies de communication détruisent dans l’œuf tout espoir de changement, de réflexion, de révolution, de progrès social et donc de véritable liberté. Plus que jouer sur le langage, la double-pensée transforme véritablement la conception même de la réalité : seule la vérité du Parti existe puisqu’elle est LA réalité. Toute autre réalité disparait ou se retrouve invalidée. En une scène de torture mentale, Winston en vient même à douter des choses élémentaires, et se demande alors s’il n’est pas simplement devenu fou. Questionnant son bourreau avec de multiples interrogations, Winston comprend que l’important n’est pas de démontrer si une chose est réelle ou non, le but de l’AngSoc est de construire une nouvelle réalité et de veiller à ce que personne ne vienne la contester.

1984 (Michael Radford, 1984)

Sommes-nous vraiment libres ? Ne suivons-nous pas les pensées de ceux et celles qui détiennent le pouvoir ? Personne n’est à l’abri du contrôle et de la manipulation, mais le plus simple est d’étudier en premier lieu l’Histoire, la vraie. Comme l’a justement écrit Orwell dans 1984, celui qui contrôle le passé contrôle aussi l’avenir et celui qui contrôle le présent contrôle le passé. Cette règle fut reprise au cours de l’Histoire par de nombreuses tendances totalitaires. Le régime nazi et leur soi-disant histoire millénaire d’une peuplade aryenne toute puissante et supérieure en tous points, le totalitarisme romain avec sa séparation entre barbares et civilisés, l’impérialisme européen qui sous prétexte de civiliser des peuples ne faisait que voler des terres et leurs ressources en réduisant en esclavage leurs habitant·e·s. Transformer l’Histoire, écrire un roman national fictif, établir des mythes et des fables, légitimer des actions en en appelant à des « valeurs » plus grandes telles que la civilisation, le devoir, la sécurité, la communauté, la patrie. C’est ce qu’on appelle communément de la propagande. Ce système vicieux et vicié est mis en scène à la perfection dans le film de Michael Radford. Des décors miséreux et sombres évitant à chaque personne d’y trouver une once de couleur, de distraction, de bonheur. Tandis qu’on pourrait y voir une critique sociale qui appelle à la révolution, la triste réalité de 1984 est toute autre : il est bien trop tard pour se rebeller. Le système est bien trop puissant, trop contrôlant pour se permettre de rêver à un autre avenir. La réalité même ayant été formatée, construite par le Parti. Dystopique à souhait, le métrage mettra en scène la torture de Winston, ses aveux, et sa repentance à l’écran. Il balancera Julia qui l’avait elle-même trahi, et retombera in love de Big Brother après avoir été détruit psychologiquement. 1984 est un drame social, une horreur politique, un récit de déshumanisation. Orwell va jusqu’au bout du bout de ce que pourrait être un totalitarisme poussé à l’extrême. Un monde perçu et senti par ses citoyens selon la seule réalité d’un parti unique et dictatorial. Tout le reste étant réduit à néant, puisque tout simplement rien n’existe en dehors. En transformant et en uniformisant ainsi la réalité, aucune échappatoire n’est possible.

1984 (Michael Radford, 1984)

Pourquoi un tel déchaînement de haine contre les artistes, intellectuel·le·s et les progressistes lors de la montée en puissance des régimes totalitaires ? Parce qu’ils sont en mesure de douter, d’offrir un regard neuf, juste, complexe, souvent en opposition sur les prises de positions des gouvernements. Et c’est bien ce que refuse catégoriquement le Parti. Ce qui entre en jeu n’est pas seulement le confort des populations, mais surtout la légitimité que recherchent avant tout les idées d’extrême droite auprès la population, et pour se faire, il faut la tromper, lui faire perdre le sens des choses, la pousser aux discours haineux et à la délation.

C’est lorsque Winston Smith comprend que sa réalité ressemble fortement à un spectacle d’illusionniste construit de A à Z pour contrôler les pensées et les opinions des gens, prend-t-il aussi conscience qu’il ne peut rien y faire ? Ou pense-t-il réellement qu’aucune réalité n’est possible en dehors de celle du Parti ? Quoi qu’il en soit, la liberté est déjà morte. Le choix, aussi…


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