Présenté en janvier 2022 au Festival de Sundance, La Pietà est le second long-métrage d’Eduardo Casanova. Dans ce drame psychologique de 84 minutes disponible sur Shadowz, teinté d’esthétique pastel et kitsch, Casanova explore la relation oppressante entre une mère suffocante, Libertad (incarnée par Angela Molina), et son fils atteint du cancer, Mateo (incarné par Manel Llunell). Entre drame familial et allégorie politique, La Pietà plonge le spectateur dans un univers clos et dérangeant, où l’amour maternel prend des airs de régime autoritaire. Le film alterne entre des scènes domestiques étouffantes et des séquences métaphoriques autour de la Corée du Nord, pour illustrer un amour poussé à l’extrême qui dévore jusqu’à détruire.

La Pietà

La relation mère-fils : amour ou domination ?

Dès les premières scènes, La Pietà nous plonge dans une relation où l’amour maternel dépasse largement le simple cadre de la tendresse. Elle n’aime pas, elle possède. Chaque parole, chaque geste envers son fils permet de maintenir un lien de dépendance fort. Elle exerce une forme de contrôle affectif total en le faisant passer pour de la bienveillance : toucher constant, langage tendre, présence continue. Mateo n’a aucune intimité ou espace personnel, ni même de contact avec l’extérieur. Il est enfermé dans ce donjon rose où tout est fait pour le maintenir sous l’emprise de sa mère.

Ce monde clos n’est pas une protection, mais simplement une prison où Mateo n’a aucun moyen de s’autonomiser. Il est coupé de tout, il n’a ni amis, ni famille élargie, ni école. Même le père est éloigné de l’histoire. Mateo doit vivre uniquement avec Libertad, d’après elle.

Bien qu’étant un jeune homme, Mateo est traité comme un nourrisson. Son cancer devient un prétexte parfait pour justifier son infantilisation auprès de sa mère. Libertad le touche, le berce, l’habille, elle va même jusqu’à l’allaiter. Des gestes qui, dans ce contexte, ne sont plus maternels mais tout simplement régressifs. La scène de l’allaitement est particulièrement symbolique : elle incarne le refus de couper le cordon.

La scène la plus marquante survient lorsque Mateo est sur le point de mourir. Soudain, une rupture visuelle nous projette vers une séquence de body horror grotesque, où Libertad, au corps difforme, donne naissance à Mateo. Il en sort nu et ensanglanté, en hurlant comme un nourrisson. Cette image cauchemardesque n’a rien de réaliste, elle représente de manière plus explicite ce refus de couper le lien.

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Dans cette relation fusionnelle, l’amour maternel prend une tournure sacrificielle. La souffrance de Mateo sert à maintenir l’emprise totale de Libertad sur lui. Loin de l’amour nourrissant, il se transforme en quête de possession.

Cela fait écho à l’image religieuse de La Pietà, où la Vierge Marie tient le Christ mort dans ses bras. Mais ici, cette référence est déformée. Contrairement à la signification originelle, Libertad utilise son enfant comme un moyen de combler son propre vide émotionnel. La scène où Libertad redonne naissance à Mateo souligne l’incapacité de Libertad à le laisser exister par lui-même. Dans ce contexte, on parle d’inceste émotionnel, une relation familiale dans laquelle un parent cherche un soutien moral chez son enfant. Libertad projette sur son fils le rôle de partenaire affectif depuis que son mari a échappé à son emprise.

Le récit nord-coréen comme miroir du lien intime

Ce rapport de domination ne se limite pas au duo Libertad-Mateo. Il se reflète presque à l’identique dans un récit parallèle : celui d’une femme nord-coréenne. Si les lieux, les visages et les décors changent, les dynamiques, quant à elles, restent les mêmes. À travers cette double narration, La Pietà élargit son propos : l’amour absolu, qu’il soit maternel ou conjugal, peut être un outil de contrôle total, une représentation du pouvoir autoritaire.

La Pietà

Cette histoire miroir, incrustée dans l’intrigue principale, montre une femme nord-coréenne vivant avec son mari dans un bunker, dans un climat de contrôle et de peur à cause du gouvernement. À travers cette dynamique, le film rejoue sous une autre forme la relation de Libertad à Mateo. La femme nord-coréenne n’est pas libre d’aimer, de choisir, elle est forcée d’épouser le rôle de la femme loyale, soumise et reconnaissante. Tout comme Mateo est assigné à celui du fils aimant, dépendant et redevable.

Ce jeu de miroir se renforce dans une scène identique des deux récits : celle de la fuite. Mateo, devant la porte de l’appartement de son père, semble sur le point de partir. Mais il hésite, reste figé. Pour la femme nord-coréenne, il en est de même lorsqu’elle décide de fuir le bunker.

Cette scène de doute incarne un moment fort : la promesse d’une libération suivie de l’impossibilité d’échapper à une structure oppressante.

Il est aussi important de noter que, dans les deux cas, les personnages quittent un lieu considéré comme sûr (le bunker, le foyer paternel) pour retourner vers quelque chose de toxique. Mateo quitte son père avec qui il aurait pu établir un lien plus sain, la femme quitte la Corée du Sud pour retourner vers un endroit familier.

À la fin du film, les deux récits finissent par se superposer pleinement. Lors de la séquence finale, Libertad meurt en même temps que le dictateur nord-coréen, comme si le film unifiait symboliquement ces deux figures d’oppression. Le corps de Libertad remplace littéralement celui du dirigeant dans une mise en scène solennelle, filmée avec une froideur quasi documentaire, accentuant l’idée que la domination maternelle et la tyrannie politique relèvent du même système de contrôle absolu. De plus, Mateo se retrouve désormais en Corée du Nord, le film boucle ainsi sa métaphore : à force d’avoir grandi dans une emprise affective aussi étouffante, il est incapable d’imaginer un monde en dehors de la domination.

Le cancer : syndrome d’une relation toxique

Le cancer de Mateo apparaît au moment où il tente de s’éloigner de l’emprise de sa mère. Dès que Mateo cherche à se libérer du cercle d’influence de Libertad, la maladie survient comme une punition, une manière de restaurer l’équilibre du pouvoir dans la relation. Ce n’est pas simplement une maladie physique, mais une manifestation du contrôle qu’exerce Libertad sur lui. Le cancer devient un élément de dépendance permettant à sa mère de renforcer le lien toxique. Ainsi, la maladie agit comme un rappel constant de l’impossibilité de couper la connexion malsaine avec Libertad. La mise en scène de cette fragilité corporelle devient une forme de manipulation subtile, chaque geste de soin renforçant l’idée que Mateo dépend entièrement d’elle pour vivre. La fragilité physique de son corps devient le miroir de sa fragilité psychologique. À travers ces rituels médicaux, Libertad ne le soigne pas, elle le « possède », en lui garantissant qu’il ne pourra jamais échapper à son emprise.

Une esthétique de la domination : bonbon, symétrie, néon

En plus de la relation toxique entre Libertad et Mateo, La Pietà développe une mise en scène visuelle dérangeante. L’image joue un rôle clé dans la représentation de l’enfermement. Chaque choix esthétique permet au réalisateur de souligner le côté artificiel de ce monde.

La Pietà

Le film est imprégné de teintes pastel : rose bonbon, bleu pastel, blanc éclatant. À première vue, cet univers évoque la douceur, comme une sorte de cocon. Mais rapidement, cette perfection presque clinique devient étouffante. Tout est trop symétrique, trop propre, trop vide. Il n’y a pas de place pour le désordre. Ce décor agit comme un piège visuel : il rend invisible la violence qui se déroule dans cet intérieur figé.

Les couleurs permettent également d’exprimer les relations entre Mateo et ses parents. Les couleurs présentes chez Libertad traduisent un univers de confort, de délicatesse, correspondant à ce que représente la mère pour Mateo. Cet espace est visuellement apaisant parce qu’il est familier, presque rassurant, contrairement à ce qu’on pourrait penser. À l’inverse, lorsqu’il tente de rejoindre son père, les tons deviennent froids, plus sombres. Ce contraste visuel souligne que pour Mateo, l’extérieur paraît inhospitalier et dangereux, même s’il représente la liberté. À l’inverse, la maison de sa mère, douce et colorée, semble rassurante. Mais ce confort est trompeur : c’est justement ce lieu « réconfortant » qui l’empêche de devenir autonome.

Le film baigne dans une lumière artificielle constante, il n’y a pas de lumière naturelle. Tout semble fermé hermétiquement. L’espace devient utérin ou carcéral : on ne sait plus si Mateo est gardé ou protégé. Cette absence de lumière renforce l’idée d’un enfermement sensoriel.

La Pietà ne raconte pas juste une histoire d’amour maternel déviant ou une critique du totalitarisme : c’est une plongée dérangeante dans ce que peut devenir un lien quand il ne connaît plus de limites. À travers une esthétique sucrée et glaciale, une mise en scène hyper contrôlée, et une double narration troublante, le film fait glisser le spectateur dans une forme d’asphyxie. On étouffe avec Mateo.


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