En 2010, les duettistes Hélène Cattet et Bruno Forzani nous offraient avec Amer un long-métrage siphonnant la pulpe du giallo, en extrayant la substantifique moelle pour proposer une œuvre d’une beauté plastique fracassante, zoomant au microscope les éléments constitutifs de l’un des genres les plus populaires du cinéma italien. En 2014, le duo remettait le couvert avec l’exigeant (élitiste ?) L’Étrange Couleur des larmes de ton corps, poussant dans des retranchements peut-être trop ultimes la logique du fétichisme, du symbolisme et de la codification propres au giallo. Pour leur troisième film sorti en 2017, les deux cinéastes adaptent le roman de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid, Laissez bronzer les cadavres, proposant au public un explosif et envoûtant cocktail à base de western et de giallo. Ou quand le cuir s’invite au Far West.

L’argument du film prend place sur l’île de beauté, dans une Corse écrasée par un soleil de plomb, où les protagonistes vont s’affronter dans une maison en ruines autour d’un magot dérobé lors de l’attaque d’un fourgon blindé. Un point de départ clair, net, précis, vu et revu, que Cattet et Forzani vont tordre et déformer, dynamitant le polar dans lequel s’inscrit le récit en le contaminant des obsessions du duo, à base de figures de style maniéristes, aussi bien giallesques que westerniennes. Comme si les couleurs du polar se mélangeaient à celles de ces deux genres italiens par excellence. La couleur est ainsi au cœur même du processus créatif des cinéastes. La luminosité aveuglante, puis les nuits américaines en passant par des explosions de jaunes, de bleu et de rouge, font baigner le récit dans un véritable maelstrom pictural. Vous vouliez de l’orgie visuelle ? Vous avez sonné à la bonne porte.

On le sait, le cinéma de Cattet et Forzani est avant tout sensitif. Leur troisième fait d’arme ne fait pas exception à la règle. La narration sert ainsi de fil rouge à une œuvre avant tout atmosphérique, faite de véritables tableaux proposant des images que l’on pourrait extraire de l’écran pour les accrocher au mur. Les gros plans de détails alternent avec des compositions picturales plus larges dans lesquelles les personnages se débattent (avec les autres, avec eux-mêmes), créant d’une certaine manière un piège à ciel ouvert dont il est impossible de s’extraire. Pour le plus grand plaisir du public.

Dans leurs deux premiers films, les cinéastes se bornaient avec un talent immense à déclamer leur amour du giallo, démarche dont iels avaient finalement fait le tour avec L’Étrange Couleur des larmes de ton corps. Loin de s’en éloigner avec Laissez bronzer les cadavres, iels le fusionnent ici avec des éléments clairement hérités du western italien. Soleil aveuglant, gros plans sur les regards, armes à feu, compositions à la Leone, les exemples sont nombreux et, associés aux codes du giallo constitué notamment de cuir et de sang, aboutissent à un résultat remarquablement homogène, comme si ces deux genres avaient été faits pour se rencontrer. L’ADN italien du métrage transpire ainsi de chaque photogramme, le public se retrouvant 1h 30 durant sous perfusion transalpine, respirant, expirant et suintant le cinéma de genre italien.

Non content·e·s de provoquer chez son auditoire une explosion de la rétine, Cattet et Forzani s’emploient également à travailler le son avec une minutie et une maniaquerie qui forcent le respect tant le résultat (auditif et sensitif) est à la hauteur du soin apporté à la plastique du film. Crissement des cuirs, sifflement et impact des balles (les fusillades sont nombreuses), respirations, tous les effets sonores sont ainsi amplifiés et participent à l’atmosphère anxiogène du métrage (le film remporta à ce titre le Magritte du meilleur son en 2019, l’équivalent belge des César en France). Ou quand les composantes du terme audiovisuel prennent tout leur sens.

Impossible enfin de ne pas souligner la qualité du casting. On retrouve ainsi avec un immense plaisir Stéphane Ferrara, véritable « gueule » de cinéma qui nous renvoie tout droit vers nos souvenirs cinéphiliques des années 80, l’irradiante Marilyn Jess, actrice porno iconique de cette même décennie qui tient ici le rôle d’une policière toute de cuir vêtue, et le toujours excellent Bernie Bonvoisin, chanteur du mythique groupe Trust mais aussi réalisateur du chef-d’œuvre Les Démons de Jésus. Enfin, dans le rôle principal féminin, l’étrange et vaporeuse Elina Löwensohn tient la dragée haute à des comparses presque exclusivement masculins.

Huis clos à ciel ouvert, polar, western empreint de giallo, Laissez bronzer les cadavres (quel titre magnifique, actuellement disponible sur Shadowz) imposent Hélène Cattet et Bruno Forzani parmi les cinéastes contemporain·e·s les plus réjouissant·e·s, porté·e·s par un sens aigu de leur art, accordant à la composition des plans, à l’image et au son, un soin que l’on ne retrouve pas souvent au sein du cinéma francophone. Le duo serait en train de préparer son nouveau long-métrage, Reflets dans un diamant mort. Dire que l’on a hâte de le découvrir est un doux euphémisme.


Auteur / autrice

  • Laurent

    Considérant le 7ème art comme l’addition de tous les autres, il estime qu’au-delà du genre, tous les cinémas se valent. L’amour du cinéma ne peut selon lui qu’être total, chaque type de films comptant ses chefs-d’œuvre et ses brebis galeuses. Et comme l’écrivait Theodore Roszak à propos du cinéma, soit il « bouge pour raconter la vérité humaine, soit c’est seulement de la poudre aux yeux ».

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