De nos jours, les esprits s’ouvrent de plus en plus vers les croyances alternatives, les pratiques ésotériques et la sorcellerie. On ne peut pas dire la même chose sur l’Europe au XVe siècle, surtout lors de la parution de Malleus Maleficus en 1486. Biographie fictionnelle, documentaire imaginé, drame et d’horreur, le premier long métrage du réalisateur autrichien Lukas Feigelfeld, Incantations (Hagazussa – Der Hexenfluch) suit la courte vie d’une présumée sorcière précisément à cette époque, en Autriche. Des thèmes comme la santé mentale, le trauma générationnel et la religion sont réunis et traités d’une manière troublante, qui fait réfléchir à la perception de l’occultisme et de la divergence sociale, intentionnelle ou non, dans le contexte de l’obscurantisme et des dogmes de l’Âge sombre.

Dans un petit village alpin reculé, Martha, une coite chevrière élève seule sa fille de 10 ans, Albrun. Seule, isolée dans les montagnes, sans homme, elle est considérée comme une vile sorcière par sa communauté. Un jour, elle tombe gravement malade, victime de la peste bubonique. Désormais, Albrun doit prendre soin de sa mère et du ménage. La santé physique et mentale de Martha s’empire de jour en jour, jusqu’à une crise qui la mène à agresser sa fille et à s’enfuir dans la forêt. Albrun la trouve morte dans un marais, un serpent la couvrant.
Plusieurs années plus tard, Albrun vit toujours seule, dans la même humble demeure en bois de son enfance, avec sa fille nouveau-née. Fortement marquée par la solitude au cours de sa vie, Albrun est une femme timide et asociale, un fait peu aidé par le rejet de sa communauté. Elle se fait une amie, Swinda, qui la trahit et, d’une cruauté macabre, digne des rituels sataniques de sacrifice, ternit à l’aide d’un homme du village son intimité et son seul moyen de se substanter, les chèvres.
Abusée, ruinée et horripilée, elle décide de se venger, œil pour œil, dent pour dent ; elle y aboutit promptement et lugubrement, en infestant la rivière du village par sa propre urine, ses menstruations et par un rat mort. Très contente de sa sinistre réussite, elle va dans la forêt à côté de son village avec sa fille, et ne peut pas s’empêcher de manger un champignon qui semble l’hypnotiser. Elle éprouve une violente expérience psychédélique qui l’amène à entrer dans un lac, noyer sa fille et plonger dans l’eau. De nouveau dans sa maison, elle se rend compte de ce qu’elle a fait et, confrontée par ces actes atroces, désespère. Nonobstant, elle décide de mettre le corps sans vie, putréfié de sa fille dans la soupe bouillante et de le manger. Elle n’y arrive pas et la crise psychédélique revient encore pire, Albrun quitte sa maison et court jusqu’au sommet de la colline, tombe et brûle avec l’éveil du soleil.

Hagazussa, un film psychologique teintée de sorcellerie
Film d’horreur psychologique, ce titre est une troublante coproduction internationale entre l’Allemagne et l’Autriche. Le mot « Hagazussa » signifie en Althochdeutsch, vieux haut allemand, « sorcière ». Mais plutôt que de témoigner que ces supposées sorcières puissent lancer des malédictions, le film surprend les protagonistes elles-mêmes en subissant le statut de sorcière que la communauté leur a attribué.
Plusieurs scènes indiquent que les expériences d’Albrun et de Martha feraient partie d’une malédiction générationnelle. Soit qu’il s’agit d’un trouble mental hérité et interprété par les habitant·e·s et par les deux femmes comme des capacités ésotériques, soit qu’elles possèdent une vraie puissance occulte, mais difficile à contrôler, les femmes sont toutes les deux victimes des mêmes effrayants phénomènes inexpliqués. Dans les premières minutes du film, Martha regarde perdue vers un point obscur de la forêt, qui semble la consommer. Cette occurrence reste un mystère qui nous est occulté jusqu’à la maturité d’Albrun. Lorsque cette dernière vit la même chose, on découvre qu’elle entend l’écho de la voix désincarnée de sa mère en l’appelant. Il ne serait pas démesuré de supposer que Martha entendait elle aussi la voix de sa mère…

Hagazussa n’est pas un film riche en dialogues. Les émotions, les pensées et les relations entre les personnages sont surtout exposées avec long des moments silencieux, des longs plans de la nature ou, tout au contraire, grâce à des séquences très intimes, invasives du point de vue visuel et auditif, qui forcent le public à s’immerger dans l’atmosphère éhontément inconfortable. La nature reflète toujours l’action et l’état d’esprit de la protagoniste ou anticipe la direction, heureuse ou bien destructrice, des scènes qui suivent.
Des références bibliques évidentes se distinguent, comme le serpent, présent lors de la mort de toutes les deux femmes, et qui peut représenter le fait qu’elles ont succombé à l’appel du diable, ou plus concrètement, à leurs impulsions maniaques. La pomme est également vue, surtout dans la présence du personnage Swinda, qui offre une pomme à Albrun et qui mange une pomme elle-même avant d’abuser de la jeune éleveuse de chèvres.

Une autre interprétation peut ressortir grâce aux symboles bibliques. Si Swinda devrait représenter Ève qui mord le fruit défendu, Adam est l’homme qui l’accompagne, le prêtre du village, Dieu accordant une deuxième chance, et Martha et Albrun représenteraient Lilith (Lilith étant souvent représentée avec un serpent), Hagazussa pourrait être une réinterprétation et rajout au fragment du Bible Genèse 2 : 4 – 3 : 24 aux rôles renversés, où Dieu pardonne Lilith et lui donne la chance de réintégrer le Paradis si elle survit au purgatoire, mais Ève et Adam la leurrent et la trahissent.
Ainsi, le sacrilège renversé dont le prêtre parlait pourrait être le refus de Lilith de se soumettre aux normes maritales, selon la mythologie chrétienne, sacrilège renversé par la possession d’Albrun par un homme et par la dilapidation de son troupeau. Comme Albrun ne peut pas résister à la vengeance et est tentée elle-même de manger le fruit défendu – le champignon – elle reçoit la punition divine et est expulsée du Paradis. La purge de la fin représente la décision finale de la Divinité : Albrun ne peut pas exister dans le Paradis. Mais est-ce qu’elle voulait le faire, ou était-elle forcée d’intégrer une société dans laquelle elle n’avait aucun intérêt ? L’apparente folie d’Albrun éclaire davantage cet aspect.

Et surtout, peut-on parler de la folie dans le cas de la pauvre Albrun ? Frénétiques comme elles semblent, ses actions font également penser à un essai de briser la malédiction qui est le statut de la sorcière au Moyen Âge, qui aurait fait souffrir sa fille, sa petite-fille, son arrière petite-fille… Lors de sa transe psychédélique mal finie dans le lac, est-ce qu’Albrun perd vraiment sa tête ou est-ce qu’elle se rend compte de sa vie misérable, sans soutien et amour et que les cris de sa fille ne seront jamais pacifiés ? Même dans la scène où elle décide de cannibaliser sa fille noyée, elle ressent au début la peine énorme que toute mère sentirait dans cette circonstance et puis elle sourit – cela ne signifie pas que le sort est décidément fini ? La consommation de la chair de sa fille aurait été, dans son esprit, le dernier pas pour complètement arrêter la propagation du délire.

Tenant compte de cette vision, la mort d’Albrun ne semble pas être une fin triste, au contraire. La sérénité du paysage, le visage calme d’Albrun, la tension complètement soulagée lorsque la jeune femme tombe par terre au sommet de la colline, tout a l’air parfaitement calme pour la première fois dans le film. La protagoniste prend feu et brûle pendant l’aube, une forme de purge. Aucun autre remède que la mort n’a pu sauver cette femme de son milieu hostile et de son propre esprit malade. En effet, Hagazussa montre que jadis, dans une société moins évoluée scientifiquement, la mort était probablement une échappatoire un peu moins cruelle d’une existence pénible et pleine de souffrance. Sauf si la mort d’Albrun n’est pas vraiment une mort. Son décès par brûlure ressemble à celui du phœnix qui renaît de ses cendres. Peut-être que la protagoniste aurait, finalement, reçu une vraie seconde chance de repartir de zéro, de reconstruire sa vie sans les tâches noires du passé…

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