Dans Drawn and Dangerous : Italian Comics of the 1970s and 1980s, Simone Castaldi présente une analyse détaillée et engagée de l’un des chapitres les plus radicaux de l’histoire de la bande dessinée en Europe. Publié en 2010 par University Press of Mississippi, l’ouvrage nous montre comment les comics, longtemps considérés comme un art mineur, se sont imposés comme un outil puissant de critique politique et de réflexion existentielle. En s’appuyant sur l’étude de figures majeures comme Andrea Pazienza ou Stefano Tamburini, et de revues cultes telles que Frigidaire ou Cannibale, l’auteur montre comment les comics ont su devenir un outil puissant de contestation au sein d’une Italie en crise.

Crise sociale, explosion graphique
Dans l’Italie tourmentée des années 1970 et 1980, la société vacille. Le pays traverse des vagues de violence politique, un chômage croissant, des actes de terrorisme ainsi qu’une répression de plus en plus forte. On parle des « années de plomb » (le anni di piombo), une période où la confiance envers les médias, les personnalités politiques ainsi que les institutions se perd. C’est face à ce climat d’insécurité qu’une nouvelle génération d’artistes voit le jour. Pour eux, la bande dessinée devient un outil de résistance. A contrario de créer une bande dessinée classique, c’est une BD brute et provocante qui émerge.

Un mix de comics underground américains, comme ceux de Crumb ou Shelton, et d’ironie de la tradition satirique italienne et l’énergie punk, devient la recette des écrits de la nouvelle génération. Leurs créations, souvent publiées en tant que revues cultes comme Cannibale ou Frigidaire, brouillent les pistes. Ce mélange de fanzine et de tract politique devient une zone de création libre et critique. L’esthétique ni même la narration sont soignées : les styles se mélangent, les codes traditionnels sont abandonnés.
Pour Simone Castaldi, ce changement formel n’est pas un simple geste artistique : il est lié au climat politique. Contrairement aux bandes dessinées produites précédemment, elle ne cherche pas à divertir, elles prennent position. Chaque page devient un lieu de confrontation où s’expriment la colère face à une société en plein déclin.
Le corps défiguré : une société en crise
Au centre de cette révolte graphique, il y a le corps. Pas le corps idéalisé, mais celui qu’on malmène, qu’on sexualise à l’excès, qu’on déforme jusqu’à l’absurde. Ce corps est le reflet d’une société qui va mal. RanXerox en est le parfait exemple. Un cyborg (de l’anglais cybernetic organism), créé à partir de pièces de photocopieurs, doté d’un fascisme grotesque, amoureux d’une adolescente. Avec ce style ultra-réaliste, Stefano Tamburini et Tanino Liberatore rendent cette figure aussi fascinante que dérangeante.

De son côté, Andrea Pazienza se plonge dans l’esprit d’une jeunesse perdue. Ses histoires sont décousues et ses dessins fluides fonctionnent. Chez lui, la frontière entre l’intime et le social est dissimulée, une façon d’infiltrer les angoisses collectives directement dans les pensées.
Ces auteurs cassent tous les codes de la narration classique. Ils cassent les codes, mélangent les langues, dérèglent la narration traditionnelle. Castaldi y voit une vraie y voit un lien clair avec le postmodernisme. Ce désordre n’est pas accidentel, il est voulu. Comme dans les films giallo, tout passe par l’excès et la tension visuelle. Mais ce chaos a un but, il sert à faire tomber les récits dominants et à proposer une nouvelle manière de raconter.
Héritage d’une révolution inachevée
À la fin des années 80, cet élan finit par retomber. La mort d’Andrea Pazienza en 1988 marque un tournant qui met presque fin à cette époque. Les idées radicales perdent en force, les marchés reprennent petit à petit des codes plus classiques, la société change. Malgré le fait que le mouvement s’éteint peu à peu, son impact reste actif.
Castaldi montre que ces BD ont ouvert la voie à ce qu’on appelle aujourd’hui le roman graphique en Italie. Ce qui leur a permis de devenir un espace plus littéraire, mais aussi plus critique. Un espace où on peut parler du monde autrement.
L’héritage visuel est également à prendre en compte. Ce que faisaient les auteurs de Cannibal et Frigidaire a influencé bien au-delà de l’Italie. Encore aujourd’hui, on retrouve cette esthétique dans plein de domaines : le graphisme, l’art numérique et évidemment les bandes dessinées.
Ce que montre Drawn and Dangerous, c’est qu’une bande dessinée est bien plus qu’un moyen de divertissement. Elle peut servir à dénoncer, déranger, protester, faire réfléchir. Elle peut être un appel à l’aide, une manière de répondre à une société qui va mal.
Dans un contexte où les images se multiplient à une vitesse folle, cette période nous rappelle l’importance de prendre le temps de créer des visuels qui soient à la fois critiques et réfléchis.

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