Avec Le Miel du Diable (Il miele del diavolo, 1986), Lucio Fulci réalise un de ses films les plus atypiques : ni un véritable giallo, ni un simple drame érotique. Le film suit Cécilia (interprétée par Blanca Marsillach), jeune femme en deuil de son petit ami Gaetano (interprété par Stefano Madia), rockeur. Rongée par la perte de son compagnon, elle kidnappe un chirurgien, qu’elle rend responsable de la mort de ce dernier, et le retient prisonnier dans une maison isolée. La douleur devient la seule manière pour Cécilia d’exprimer sa colère et de se venger. Ce giallo déroutant est à (re)découvrir sur la plateforme Freaks ON.

Mais le Miel du Diable n’est pas un giallo traditionnel. Fulci met en scène une héroïne dérangeante, ni victime, ni prédatrice. Il renverse les clichés de ce genre en plaçant une femme au centre d’un processus de domination, cela pour explorer l’état de désespoir actif et de douleur de la jeune femme.
Une douleur grandissante : entre deuil et désir de contrôle
La mort de Gaetano est l’élément déclencheur qui pousse Cécilia à agir au lieu de rester figée dans le deuil. Elle désigne un coupable, le chirurgien présent pendant l’opération, et le séquestre. C’est dans cette dynamique que réside la complexité de Cécilia. Elle ne fuit pas la douleur, elle la transpose sur autrui.

Le geste est extrême mais toujours bien pensé. Cecilia ne cherche pas à tuer : elle veut déléguer sa douleur. Dans cette maison transformée en théâtre de répression, chaque geste devient une manière de faire passer sa souffrance à l’autre. Elle impose au docteur une douleur symbolique, équivalente à celle qu’elle vit intérieurement. Ce n’est pas du sadisme pur : c’est l’expression d’une douleur pesante.
Son autorité, pourtant, est toujours vacillante. Elle ne triomphe jamais. Son pouvoir est taché de larmes, de contradictions, de souvenirs. Elle pleure, crie, contrôle, désire. Le corps de Cécilia est à la fois un moyen de contrôle et une source de souffrance. Il en est de même pour le docteur. Dans leur relation, il n’y a ni vraie dominatrice, ni victime mais juste deux personnes coincées dans une douleur qu’elles ne peuvent pas exprimer correctement.
Subvertir le giallo : une figure féminine à contre courant
Le giallo, depuis les années 1970, a souvent mis en scène des femmes comme figures sexualisées ou sacrifiées à l’extrême : tueuses à fantasmer, silhouettes à tuer, proies à chasser.
Cécilia n’est pas érotisée. Elle n’est pas une femme fatale ni une « folle » caricaturale. Fulci la filme de manière crue, dans ses moments de faiblesse, de solitude, d’hystérie. Il ne la rend ni désirable ni abominable, il la montre, tout simplement, dans sa complexité nue. Cette représentation est rare, surtout pour un personnage féminin dans ce type de cinéma.
Une catharsis imparfaite : figure tragique et contemporaine
Dans un monde où la représentation de trauma, de colère féminine et de justice subjective prend une place croissante dans la culture, Le Miel du Diable apparaît presque précurseur. Ce n’est pas un film féministe, mais un film où une femme transforme sa douleur en geste, même si ce geste est radical et violent.

Cécilia n’est pas un modèle. Elle affirme quelque chose de fondamental : le droit de se faire entendre, même en entraînant le chaos. Là où tant de récits demandent aux femmes de « passer à autre chose », Cécilia s’enfonce, et c’est cela qui la rend particulièrement touchante.
Cécilia utilise son propre corps et le chirurgien pour tenter de survivre à ce qu’elle ressent. Ceci nous pousse à réfléchir : que faire de notre douleur quand personne ne veut l’écouter ?

Répondre à princecranoir Annuler la réponse.