Sorgoï Prakov, un jeune journaliste originaire de la Sdorvie, pays imaginaire situé entre la Russie et la Biélorussie, est commandité par ses producteurs pour faire le tour des capitales européennes et montrer « le rêve européen ». Il débute son périple à Paris, la ville lumière, et de ses monuments les plus célèbres. Mais rapidement, la visite de la capitale française semble piétiner et entrer dans une routine malsaine faite de rencontres superficielles et de fêtes nocturnes mondaines où l’alcool coule à flots. Les mésaventures se multiplient et lorsque les producteurs ne donnent plus de nouvelle à Sorgoï et le laissent bientôt sans argent, le rêve vire rapidement au cauchemar. Obstiné malgré tout à finir son reportage alors que la police de son pays le recherche, Sorgoï continue à filmer son périple parisien, mais à fur et à mesure que son budget diminue, le jeune journaliste sdorvien est obligé de « quitter » le Paris huppé, sombrant de plus en plus dans la marge tant d’un point de vue économique que d’un point de vue psychologique. Sorgoï entame alors une odyssée de violence et d’horreur.

Réalisé par Rafael Cherkaski en 2013, jeune réalisateur français, artiste/performeur protéiforme, le film Sorgoï Prakov symbolise à lui tout seul l’état du cinéma de genre en France, c’est-à-dire un cinéma ignoré par les institutions et le grand public, fauché, mais digne d’un grand intérêt, car radical et inventif. Totalement produit en dehors du circuit institutionnel en autoproduction, le film, qui a été découvert dans les festivals comme le Festival Cinémabrut mais surtout dans de nombreuses chaînes YouTube, à rapidement acquis une aura sulfureuse. Cependant, le public, fantasmant d’avoir enfin trouvé un snuff movie, semble ne s’être concentré que sur la monstration de la violence dans la dernière partie du film en oubliant ce qui fait l’intérêt du métrage de Rafael Cherkaski.

Filmé à la manière d’un found footage, le dispositif a pour ambition de faire croire au public qu’il assiste au visionnage d’un reportage réalisé par ce jeune journaliste sdorvien, et que tout ce qui se dévoile à l’écran est vrai. Mais la définition du genre du film est comme le scénario, c’est-à-dire qu’il paraît facile à deviner au premier regard, mais en réalité, tous deux sont complexes faits de couches et de strates qui ne se dévoilent qu’au fur et à mesure du visionnage et seulement si le public fait l’effort de creuser assez profondément dans le discours afin de retrouver symboliquement les K7 du reportage que Sorgoï enterre dans un jardin public, en laissant de côté le fantasme du snuff movie. Ainsi, l’œuvre de Rafael Cherkaski, en faisant croire à ce qu’elle n’est pas, à savoir une non-fiction (reportage et snuff) mélange-t-elle au contraire les genres d’un cinéma fictionnel entre found footage, body horror et film de serial killer. C’est aussi un film de contamination, mais ici ce n’est pas le visiteur ou l’alien sdorvien qui contamine, comme dans les productions SF paranoïaques des années 50, mais c’est l’environnement superficiel et individualiste dans lequel il se plonge qui l’intoxique de plus en plus et lui fait perdre sa santé mentale. Les caméras attachées au corps telles des extensions greffées artificiellement, on suit les (més)aventures de Sorgoï dans Paris à travers le filtre artificiel et imparfait de l’œil mécanique de ces mêmes caméras que le jeune reporter sdorvien semble chérir tels des objets fétiches. Ainsi, l’idée de pouvoir perdre une de ses caméras paraît le plonger dans un désarroi total (voir la scène de la tentative de vol ou lorsque les caméras sont détruites) ou au contraire le mettre dans une extase surréaliste lorsqu’il en acquiert des nouvelles. C’est qu’elles symbolisent son espoir de vivre son « rêve européen ». Miroir grossissant et grotesque de la réalité, c’est surtout la perception de celle-ci par Sorgoï qui finit par être complètement déformée par le dispositif technique mis en place pour la réalisation du reportage. Les producteurs de Sorgoï, à la fois présents et terriblement absents, lui ont promis une expérience unique et « magique », ce « rêve européen » qui devait transformer sa vie, avant de finalement l’abandonner à son sort. Ainsi le voyage va se révéler autre, comme c’est le cas pour les migrant·e·s du réel qui, imbibé·e·s des images des médias occidentaux qui leur promettent le paradis, viennent en Occident en bravant de nombreux danger pour finalement n’exister que pour servir les intérêts économiques et politiques des élites occidentales. C’est ce décalage entre la promesse du rêve qui ne se « réalise » pas, au sens filmique comme au sens propre, et la réalité du cauchemar qu’il finira par vivre, qui fera sombrer Sorgoï dans un immense désespoir et lui fera perdre la raison. La « violence » symbolique que la société parisienne exerce sur le jeune sdorvien finit par le consumer et complètement le déborder pour exploser sur les personnes qu’il rencontre. Si le rêve ne peut donc pas exister pour Sorgoï dans l’environnement ultra urbanisé de la capitale française, si le « paradis » parisien ne veut pas de lui comme il ne veut pas des damné·e·s de la Terre, des marginaux, des marginales, des pauvres, c’est tout « naturellement » qu’il va prendre sa place en enfer en s’éloignant de la mégalopole.

Si on ne veut pas se tromper sur la nature même du film et refuser le fantasme du snuff movie, il faut, en tant que public lire la dernière séquence, celle dans laquelle tout bascule, le traitement du film comme la psyché du jeune journaliste sdorvien, d’une manière symbolique. Le film de Rafael Cherkaski pose aussi bien la question de la place du/de la spectateur·trice au cinéma, d’autant plus que le dispositif inhérent au genre found footage s’y prête parfaitement, puisqu’en multipliant les plans subjectifs, facilite l’identification des membres du public, que du devenir ontologique de son personnage principal. Dès que Sorgoï quitte l’environnement urbain en se dépouillant de plus en plus de ses habits de « citadins » tachés de sang et arrête de parler l’anglais, il se dépouille de l’hypocrisie de l’Occident et de son faux discours. En entrant dans la campagne, il pénètre en enfer. Si Sorgoï veut se « sauver », et avec lui sauver son public du fantasme du snuff movie, il lui faut traverser et faire traverser son audience avec lui cette région damnée. Il doit exorciser toute la violence symbolique incorporée pour l’expulser et celle-ci ne peut l’être que contre les personnes qu’il croise et qui symbolisent la promesse non tenue (un couple d’amoureux, une famille) et avec une violence extrême à la hauteur de celle dont il a été victime. Son odyssée en enfer prendra fin lorsque, dans la dernière scène, se mettant à nu littéralement, Sorgoï renonce définitivement à la fausse promesse de l’Occident pour aller peut-être réellement vers la terre promise située au-delà de l’Océan. Quant à son auditoire, en renonçant au fantasme du snuff movie, il permette au cinéma et plus particulièrement au cinéma de genre d’exister.


Auteur / autrice

  • Lord Humungus

    « There has been too much violence. Too much pain. But I have an honorable compromise. Just walk away. Give me your pump, the oil, the gasoline, and the whole compound, and I’ll spare your lives. »

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