Les éditions LettMotif nous offre Politique & Religion (de la collection Darkness, censure et cinéma sous la direction de Christophe Triollet), un format de poche qui révise les liens inhérents entre la politique et le septième art ainsi que les nombreuses interdictions imposées aux contenus audiovisuels selon les pays et les cultures qui les diffusent. Comme pour Sexe & Déviances, Politique & Religion possède une dimension purement analytique, historique, juridique et culturelle de cette censure politique et religieuse. La politique et le cinéma sont intimement liés depuis que les industriels et le gouvernement ont vu dans le « cinoche » à la fois des bénéfices économiques réalisés sous forme d’événements et de divertissements grand public, ainsi qu’un avantage culturel en tant que passeur de messages et outil de propagande. Technique de communication hors pair, le cinéma se dévoile être un formidable moyen de déplacer les foules. Des pouvoirs publics aux institutions religieuses en passant par les lobbies et les entreprises, le cinéma intéresse de par sa capacité à transmettre, sous forme d’images des idées et des sensations. Le septième art se retrouve ainsi rapidement placé sous la tutelle de l’État, sous l’influence considérable des religions, ces institutions dites « sacrées » dans de nombreux pays qui édictent ce qui est moral et ce qui ne l’est pas.


Politique & Religion est un livre presque philosophique qui pose des questionnements sans jugement moral sur les intérêts et les limites de la censure cinématographique. Ce bouquin nous offre un ensemble d’articles analytiques sur la censure, mais surtout sur les liens étroits que le cinéma établit avec le gouvernement et les structures religieuses. Les différents articles de cet ouvrage se concentrent sur une période historique, un cinéaste, un film ou un média. Christophe Triollet, signant 6 articles de cette étude, revient sur le contrôle étatique du cinéma en rappelant le schéma à la française : sur le territoire, un film peut être projeté en salles sans que son contenu n’ait reçu l’approbation du gouvernement, mais il peut être interdit par le ministre de la Culture après un avis obligatoire d’une commission administrative chargée de protéger l’enfance, la jeunesse et la dignité humaine. Cette dernière ne juge pas de la légalité de l’œuvre mais décide de ce qui est acceptable ou non selon son propre jugement. L’impression générale d’un groupe d’individus membres de cette commission, sera donc à l’origine de l’avis présenté au ministre. Issu d’un débat puis d’un vote des membres, cet avis commissionnel se veut donc subjectif et aléatoire. Loin du baromètre automatique mis en place aux États-Unis ou encore au Royaume-Uni, la France a choisi d’agir au cas par cas en exerçant un pouvoir exécutif sur la diffusion ou non des œuvres cinématographiques. La censure apparait alors comme un acte éminemment politique, puisqu’il est l’expression du pouvoir ainsi que la domination d’un groupuscule institué de ce pouvoir sur l’ensemble des artistes et citoyen·ne·s du pays, qui peuvent ainsi se retrouver privé·e·s de la diffusion d’un film par l’action d’une bande de joyeux lurons, qui votent à huis clos et sans aucune retranscription obligatoire ce que la France a le droit de regarder ou non. Ce paradoxe français qui dénote sera longuement étudié dans ce livre, en passant notamment par la filmographie de Jean-Luc Godard et d’Yves Boisset, réalisateurs de gauche qui pointent du doigt les dérives de la politique française, mais également par un crochet sur le film La Religieuse de Diderot, (Jacques Rivette, 1966) mettant en scène une jeune femme contrainte de rejoindre les ordres, humiliée et torturée par une abbesse sadique, qui changera de couvent dans lequel elle sera soumise aux avances sexuelles de sa nouvelle hiérarchie avant de trouver refuge dans une maison de prostitution. Il s’agit là d’un métrage qui causa une censure violente tant dans sa production que dans sa diffusion.

Quelles sont les origines de cette mobilisation des religieuses et de la détermination des membres du gouvernement bien décidés à empêcher la réalisation puis l’exploitation du film ? Bruno Cheramy, représentant d’Alain Peyrefitte, ministre de l’Information au sein de la censure, mentionne la lecture d’une lettre du secrétaire du Cardinal Feltin, archevêque de Paris, qui aurait été interprétée en référence à la conjoncture électorale des premières présidentielles au suffrage universel.

Laurent Garreau in : La Religieuse, Politique & Religion, 2018, p.164.

Et tandis que politique et religion font bon ménage, ce troisième opus de Censure & Cinéma nous plonge également dans des périodes historiques sanglantes avec La Première Guerre mondiale sous les feux de la censure cinématographique (Albert Montagne), L’après 1962. 10 ans d’évocation de la guerre d’Algérie du petit au grand écran (Laurent Garreau) et des luttes d’indépendance avec L’Ordre et la morale (Christophe Triollet), un film de Mathieu Kassovitz sorti en 2011 mettant en scène un groupe d’indépendantistes Kanak retenant 30 gendarmes en otages. En 1988, sur l’île d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie, 300 militaires furent envoyés depuis la France, en pleine période électorale opposant le Premier ministre Jacques Chirac au chef d’État sortant François Mitterrand, pour rétablir l’ordre. Le drame d’Ouvéa posé à l’écran réouvrit des questionnements sur le bien fondé de l’assaut des forces armées françaises, une polémique suivit et le réalisateur, vivement critiqué, ajoutera d’ailleurs : J’encule le cinéma français. Allez vous faire baiser avec vos films de merde.

On assiste à un détour sur la censure à Hollywood pour lequel Benjamin Campion revient sur le contexte du Pré-code des années 1930-1934. Chloé Delaporte analysera la production Rasputin and the Empress (Richard Boleslawski, 1932) et Christophe Triollet ajoutera une reconstitution historique de la censure audiovisuelle aux USA pour les œuvres diffusées au cinéma, à la télévision et en VOD. Agrémenté de brèves censoriales dans diverses cultures, Politique & Religion effleure également les censures chinoise, algérienne, malaisienne, russe et iranienne

Tout comme le principe du contrat social, les individus acceptent de perdre une partie de leur liberté individuelle pour un « mieux vivre ensemble », la censure sert donc à apaiser l’ordre public, les moralistes convaincu·e·s, à calmer les esprits qui s’échauffent mais aussi à protéger les mineur·e·s et la dignité humaine d’images parfois trop violentes ou de discours inacceptables. De « peur » des influences cinématographiques sur les plus suggestibles et des traumatismes auprès des citoyen·ne·s les plus sensibles, ces interdictions « morales » ne cherchent pas tant à brider la créativité d’une œuvre filmique qu’à garantir un climat social stable et apaisé, politiquement parlant. Mais ne nous délivrez pas du mal, criera Alan Deprez avec la critique de ce film controversé, « cette œuvre anticléricale qui, en sus d’exposer le physique gracile de ses actrices, s’attache aux notions de profane et de sacré, en brisant la religiosité apparente ainsi que ses symboles au travers de « rites païens » orchestrés par les lolitas. ».

La censure ou la monstration, comme engagement politique ?

En 2017, Osez le féminisme ! critique la rétrospective des œuvres de Polanski, éminent cinéaste responsable de plusieurs agressions sexuelles sur mineures. Comme tout engagement, le but de cette association n’est-il pas de questionner nos choix, rappeler les faits et critiquer l’encensement d’un violeur non condamné qu’il soit ou non un artiste de grande envergure ? Entre éthique et esthétique, certaines œuvres posent de nombreux questionnements à plusieurs niveaux de lectures. Est-il éthique de représenter un viol, action condamnable et interdite par la loi, dans une scène hautement esthétique au point qu’il soit jugé comme « beau » d’un point de vue artistique ? Il y a un bon nombre de films faisant malgré eux l’apologie de la violence faites aux femmes. De Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1966) à Salò ou les 120 Journées de Sodome (Pier Paolo Pasolini, 1975) en passant par la scène finale d’un certain Blade Runner (1982) de Ridley Scott qui pensait montrer, à son époque, une scène de baiser intense se transformant de nos jours en prémices d’un viol avec une agression sexuelle violente et non consentie (puisque programmée), ces œuvres nous questionnent aussi bien sur le contexte socio-historique de leur création que sur le message qu’elles cherchaient alors à transmettre.

Comment se fait-il que j’avais gardé un souvenir visuel très précis de la lutte sur papier violet, sans me rappeler qu’il s’agissait, tout bonnement, d’un viol ? Comment avais-je pu effacer toutes ces violences et ne garder en tête que des formes sans contenu ? J’ai fait un petit sondage autour de moi et j’ai interrogé des amies féministes qui ont, contrairement à moi, une excellente mémoire combinée à une grande culture visuelle. Même confusion, mêmes absences, avec des variantes, même flou général. Pourquoi ? La réponse est contenue dans le film : l’esthétisme. La perfection formelle de Blow Up écrase et étouffe le scandale qu’il recèle. La fétichisation du beau efface l’horreur. Elle annule le forfait. Ce qui n’est pas sans poser des questions cruciales sur les liens entre éthique et esthétique, de même que sur le canon occidental.

Laure Murat, professeure au département d’études françaises et francophones et directrice du Centre d’études européennes et russes à UCLA et chroniqueuse à « Libération » en parlant du film Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1966).

Si on peut le voir comme des critiques sociales, des monstrations d’horreurs sociétales et humaines, plus engagées qu’il n’y paraîtrait, il en demeure pas moins que « la fétichisation du beau efface l’horreur ». L’esthétique primerait donc sur l’éthique ? Ce débat trouve un début de réponse dans les films d’horreur qui mettent un point d’honneur à montrer les violences, les dominations, en somme « les horreurs », de ce monde. Ce visionnage de la violence par des situations angoissantes, gores, à la limite du soutenable est un outil utilisé par de nombreux cinéastes afin de mettre en scène des cauchemars bien réels. Le septième art reflétant les espoirs et les horreurs de nos sociétés, Wes Craven à travers ses films dépeint une société américaine bâtie sur la violence. De The Last House on The Left à A Nightmare on Elm Street en passant par The Hills Have Eyes, Wes Craven se démarque par la violence brutale qu’il balance au public. Dans un contexte politique et sociétale dans lequel les certitudes de la population américaine s’effondrent suite à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy en 1963 sur Elm street ainsi qu’avec la médiatisation des massacres perpétrés durant la guerre du Vietnam. Le cinéma américain commence dès lors à dépeindre des images plus réalistes, plus honnêtes, vis-à-vis des horreurs commises au nom du patriotisme. De même que l’horreur de Tobe Hooper qui dénote d’une horreur sourde, brutale et traumatisante, visible dans son Massacre à la tronçonneuse (1974), la monstruosité de la société américaine prend la forme de zombie sous la patte de Romero, critique politisée d’un bon nombre d’aspect de l’humain·e, la métaphore d’une nation obsédée par son rapport à l’autre, par la consommation et par la violence. Le zombie est comme « nous » : inhumains, barbares et obéissant aveuglément à ses besoins. Il devient à la fois un miroir de la société capitaliste mais aussi le reflet d’un militarisme macabre comme l’illustre si bien la chanson des Cramberries.

Rien ne dit que les réalisateurs et les réalisatrices de ce genre de film sont en adéquation avec les phénomènes écœurants et les ignominies montrées à l’écran. Au contraire, n’est-ce pas là une forme de critique visuelle des plus puissantes ? « Censurer » permet-il de tirer une leçon, d’apprendre, des horreurs de la vie et des erreurs de nos sociétés ?


Pascal Laugier avec Martyrs (2008) critique une élite économique et religieuse, formant une vive polémique en France. Et bien que la commission de classification des œuvres cinématographiques avait décidé d’interdire Martyrs aux moins de 18 ans, le 29 mai 2008, Christine Albanel, alors ministre de la Culture, fait réviser l’interdiction permettant au film d’être interdit aux moins de 16 ans avec avertissement. Les rape & revenge mettent en scène un retournement de la violence dans lequel la final girl devient la survivante d’une horreur bien réelle. Et tandis qu’on peut aisément critiquer un bon nombre de films pour la monstration d’une domination masculine (qui aurait pour effet de permettre la reproduction de ce phénomène), il est essentiel de laisser le cinéma montrer les violences possiblement faites à l’être humain. Malgré l’horreur montrée à l’écran, la critique cinématographique peut être à visée sociologique et engagée. Sans approuver ses personnages, le cinéma dépeint une fiction, un fantasme, un monde hors des limites (heureusement) définies par l’éthique. Bien qu’il est essentiel de rappeler que la fiction et la réalité ne doivent pas être confondues, ce n’est pas en censurant à tout-va le cinéma dans ses scènes de tortures, de sexe et de viols que ces phénomènes n’existeront plus et s’arrêteront soudainement. Leur monstration sert au contraire à en parler, à ouvrir le débat, et à faire réfléchir la société dans son ensemble. Le cinéma est une catharsis de nos cultures qui permet à chacun·e de découvrir à l’écran un panel de sentiments en tout genre passant du tueur psychopathe au Jedi inébranlable, du bad boy à la prostituée de Yoshiwara, ou encore de la reine des neiges au hobo with a shotgun. Faire un voyage, expérimenter des ressentis, critiquer des horreurs, travailler son empathie en bref…


Auteur / autrice

  • Syneha Raktajin0

    Elle aime lire, écrire – des phrases beaucoup trop longues –, voyager, jouer aux jeux vidéo, en particulier les RPG Japonais, et regarder des films de genre à gogo, surtout ceux qui donnent des frissons tout partout ! Sorcière au caractère lunatique qui passe du rire aux larmes bien trop facilement, elle se prend à rêver à des utopies à la Star Trek ou encore une romance à la Pocahontas – au détour de la rivière sous un saule pleureur-mamie gâteaux. Son style favori : sa broche du prisme lunaire et ses commandes d’invocation de Gilgamesh tatouées sur sa main gauche.

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